La Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR) est au cœur des débats, avec l’initiative sur la redevance à 200 francs qui aurait abouti. En juin, le co-initiateur et conseiller national UDC Thomas Matter a annoncé que les 100’000 signatures nécessaires étaient réunies. Dans ce contexte, deux visions opposées de la SSR circulent.
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Selon certains, la SSR est devenue un colosse dont la soif d’expansion englobe tous les canaux – radio, télévision, internet. Le groupe, qui fonctionne officiellement comme une association, est doté de 1,23 milliard de francs de redevance et compte plus de 5500 emplois à temps plein. Il a pris une telle masse dans l’univers des médias que les concurrents sont écrasés.
D’autres estiment que le service public n’a jamais été autant sous pression politique. Cela vaut pour toute l’Europe – de la BBC britannique à l’ARD et la ZDF en Allemagne ou la ORF autrichienne. En Suisse, l’initiative «No Billag» a certes nettement échoué dans les urnes en 2018. Mais cela pourrait en être autrement de la nouvelle initiative «200 francs, ça suffit» qui vise à faire baisser la redevance Serafe de 335 à 200 francs.
Blick a rencontré le directeur général de la SSR, Gilles Marchand pour revenir sur ces visions opposées. Interview.
Gilles Marchand, vous souvenez-vous du 26 avril?
Vous voulez sans doute parler de la communication du Conseil fédéral sur la concession.
Exactement. Ce jour-là, la Confédération a annoncé qu’elle ne renouvellerait plus automatiquement la concession de la SSR, c’est-à-dire le mandat de service public de l’Etat, qui expire en 2024. Vous n’avez probablement pas reçu cette nouvelle avec joie. Albert Rösti, le nouveau conseiller fédéral en charge du DETEC, veut d'abord acquérir une «vue d'ensemble de la SSR».
Je trouve absolument légitime qu’un nouveau chef de département se fasse d’abord une idée de l’ensemble avant de prendre position. De plus, dans le contexte de l’initiative pour réduire la redevance de moitié, le Conseil fédéral doit examiner toutes les possibilités. Je comprends donc parfaitement que quelqu’un qui vient d’entrer en fonction ait besoin de temps pour avoir une vue d’ensemble de cette situation complexe.
Vous vous montrez très serein. Pourtant, Albert Rösti est collègue de parti avec l’initiateur, Thomas Matter. Quels sont les échanges avec le ministre de la Communication?
Nous sommes en contact régulier avec l’Office fédéral de la communication. Celui-ci vérifie si et comment nous respectons les règles de la concession. J’ai également eu plusieurs contacts avec le conseiller fédéral Albert Rösti et j’ai pu lui expliquer comment nous travaillons. En tant qu’entreprise de service public, il est normal que nous fassions preuve de transparence.
L’acceptation de l’initiative de l’UDC constituerait pour vous une rupture dramatique. Le fait que le Conseil fédéral intègre déjà ce scénario dans sa planification doit vous faire transpirer.
Cette initiative est radicale. Notre budget serait divisé par deux, s’il nous reste que 700 millions par an nous serions confrontés à une situation totalement nouvelle. Cette initiative est une attaque contre la Suisse et sa diversité.
Pourquoi contre la Suisse? Cela semble un peu présomptueux...
Parce que nous faisons partie de l’identité suisse. En outre, l’initiative n’est pas seulement dangereuse pour la SSR, mais aussi pour l’ensemble de la place médiatique suisse. Nous sommes toutefois convaincus que nous pouvons la combattre.
Comment comptez-vous y parvenir?
En expliquant bien ce que cela signifierait. Car nous sentons que la population nous soutient, qu’elle apprécie extrêmement la cohésion du pays que nous défendons. Regardez ce que nous faisons chaque jour pour la solidarité nationale, dans la culture, dans l’information, dans le sport. C’est pourquoi les gens sont de notre côté. Nous sommes si petits en Suisse, avec nos quatre régions linguistiques, qu’il n’y a pas d’autre modèle pour assurer le service public dans ces endroits. Sans nos prestations, les portes seraient ouvertes aux plateformes et aux chaînes étrangères. La concurrence ne vient pas de l’intérieur, mais de l’extérieur. Est-ce ce que nous le voulons? Je ne le pense pas.
Vous sortez la rengaine de la cohésion du pays à chaque fois que la situation est tendue, comme l’avait déjà fait votre prédécesseur Roger de Weck. Le fait est que sous votre direction, la SSR continue de s’étendre massivement sur Internet. Vous attaquez les médias privés suisses là où c’est le plus important sur le plan économique.
Je connais l’argument. Tout d’abord, nous ne sommes ni le problème ni la solution. Les médias privés traversent une période difficile, j’en suis conscient, j’ai moi-même été manager dans les médias, d’ailleurs aussi chez Ringier. Mais en tant que SSR, nous devons être là où se trouve notre public. Et une grande partie d’entre eux, notamment les jeunes, se retrouvent désormais en ligne.
Personne ne critique le fait que vos émissions de télévision et de radio soient disponibles sur Internet. Le fait est que la RTS et la SRF gèrent des portails d’information en ligne avec l’argent de la redevance. Cela devient un sérieux problème pour des concurrents comme Blick ou «20 minutes». Ce n’est pas non plus le sens premier de la mission de service public.
Notre principale mission est d’informer le mieux possible l’ensemble de la population. Que nous soyons un problème pour le privé n’est de loin pas aussi évident que vous l’avancez. En Norvège, une étude a montré que le service public local, avec son offre en ligne, aide même le privé, car cela augmente le besoin en news. Nous sommes prêts à trouver des solutions avec le secteur privé, mais nous devons aussi atteindre les jeunes, et les formats audiovisuels classiques ne suffisent pas. C’est pourquoi nous utilisons aussi les réseaux sociaux.
Si les jeunes s’informent plutôt sur Instagram, Tiktok ou Snapchat, ils n’ont plus besoin de la SSR. A quoi cela sert d’exploiter plus de 160 canaux sur les réseaux sociaux?
Parce que les jeunes se servent de nos contenus sur ces plateformes. Mais nous appliquons depuis longtemps une stratégie ciblée avec nos canaux de réseaux sociaux.
Qu’est-ce que cela signifie?
Ces dernières années, nous avons progressivement réduit le nombre de nos canaux sur les réseaux sociaux. Les comptes qui n’attirent pas assez de trafic sont fermés. Nous ne sommes actifs sur les réseaux sociaux que là où nous n’atteignons pas directement les utilisateurs avec nos propres plateformes. Nous les ramenons ainsi vers nous. C’est de cela qu’il s’agit.
Récemment, vous avez promis à plusieurs reprises de faire preuve d'«autolimitation»: d’abord il y a la question du nombre de contenus directement liés à une émission, puis la longueur maximale de 1000 signes par article. Ces mesures ont été quelque peu noyées.
Cette information n'est pas correcte. L’OFCOM contrôle strictement le respect de ces règles.
Vous mettez simplement un lien vers un fichier audio ou vidéo sous chaque article, et cela compte comme un contenu lié à une de vos productions audiovisuelles.
Ce n’est pas cela qui est décisif: c’est le fait que nous ne gagnons pas un centime en ligne, nous n’avons pas de publicité sur nos plateformes. C’est ça la principale différence. Et pour ce qui est de l’autolimitation, je trouve que compter le nombre de caractères d’un texte est, pardonnez-moi, un peu dépassé à l’heure de la numérisation et de l’intelligence artificielle.
Très bien donc. Mais pour obtenir une majorité sur le plan politique, vous avez besoin que les éditeurs soient des partenaires de la SSR. Quel gage leur offrez-vous pour un rapprochement?
Nous avons présenté des idées très précises à l’Association des éditeurs, par exemple une limitation sur les réseaux sociaux ou un accès libre à nos vidéos, à notre matériel brut, etc. Mais pour parvenir à un accord, il faut toujours être deux.
Les éditeurs ont refusé votre offre?
Nous restons ouverts à toute idée ou solution.
En 2020, vous aviez annoncé un paquet d’économies de 50 millions de francs. On n’en a pas vu la couleur jusqu’à présent…
C’est faux!
Dans le rapport de gestion 2022, vous vous vantez même de la «stabilité des coûts», qui devaient pourtant baisser. Et les charges de personnel ont augmenté depuis. Le surnom «Tricky Gilles» (en français: «Gilles le rusé») circule déjà.
Permettez-moi de répondre objectivement: entre 2018 et 2022, nous avons économisé 100 millions de francs. Ensuite, nous avons annoncé que nous devrions probablement économiser 50 millions supplémentaires.
En plus des 100 millions?
Exactement. Sauf que depuis, les recettes commerciales, notamment celles de la publicité télévisée, ont évolué plus favorablement que prévu. Entre autres parce que nous avions un bon programme sportif en 2021 et parce que notre régie Admeira fait du bon travail. Nous avons une situation meilleure que planifiée, dans une tendance négative. Mais les premiers 100 millions sont bel et bien économisés!
L’annonce des 50 millions était-elle une erreur de communication?
Comme je l’ai dit, la situation a évolué un peu mieux qu’anticipé après la pandémie de Covid-19.
Vous semblez très sûr de vous. On a l’impression que vous ne vous laisserez pas convaincre par un éventuel contre-projet à l’initiative sur la redevance.
Je ne pense pas que des contre-projets seraient plus efficaces pour lutter contre de telles initiatives. Ce sont les prestations qui sont centrales. Et je dis simplement qu’il est impossible de proposer un bon journal télévisé pour le Tessin avec deux fois moins d’argent provenant de la redevance.
Le journal télévisé n’est pas un format controversé.
Et le sport? Et la fiction? Voulez-vous en priver les Tessinois? Ce qui coûte cher, ce ne sont pas les talk-shows. Ce qui coûte, ce sont les droits et la production. Nous avons aussi des correspondants spéciaux tessinois en Ukraine, parce que nous sommes convaincus qu’il faut un correspondant italophone là-bas. Nous voulons offrir aux Tessinois la même qualité de services qu’aux Romands et aux Suisses alémaniques.
Vous pourriez aussi choisir de vous mettre en retraît pour laisser passer la tempête. Cela vous obtiendrait le soutien des partis. Actuellement, ceux-ci vous critiquent, et même la gauche désormais!
Le plus important, c’est notre indépendance. Nous ne ferions jamais rien sur le plan journalistique pour obtenir un accord. Nous sommes critiqués par la droite, parfois par les Vert-e-s, et par la gauche. Mais je suis en contact avec tous mes collègues de toute l’Europe: le service public est partout sous pression, ce n’est pas un problème purement suisse. Nous nous concentrons sur le public.
Comment imaginez-vous la SSR de demain?
La SSR doit travailler indépendamment des chaînes. Le contenu vient d’abord, la distribution ensuite. Nous devons produire du contenu et être en mesure de proposer un programme varié à l’avenir, et collaborer avec les autres médias et producteurs. La SSR doit produire sa propre histoire suisse, avec des actualités, des documentaires, du sport et des films.
Désormais, vous puisez encore davantage dans le pot de la redevance pour le domaine du cinéma et augmentez de 1,5 million de francs le budget du «Pacte de l’audiovisuel», le principal moyen de financement de la branche.
La SSR est le plus souvent coproductrice. Dans ce nouveau pacte, la SSR investit donc désormais 34 millions par an dans la coproduction de films suisses. A cela s’ajoutent nos investissements directs d’environ 15 millions de francs. C’est un investissement très important, surtout aujourd’hui.
Pourquoi?
Les films racontent notre réalité suisse. Entre la décision de faire un film et sa distribution, il faut plusieurs années. C’est pourquoi la branche a besoin de sécurité pour rester créative. Surtout en ces temps de hausse des prix et de grands défis comme le développement de l’intelligence artificielle dans les processus de production et de création. Regardez à Hollywood, où l’on fait la grève...
Et quel est le rendement de ce soutien?
Nous permettons la réalisation d’environ 80 films documentaires, 35 films de fiction et 7 à 8 séries télévisées par an. Nous montrons ainsi la diversité suisse également dans la fiction. Vous voyez bien ici la fonction de passerelle de la SSR dont je parle.