Il a relu le fruit de notre discussion avant parution mais n’a pas touché une virgule. «Bon, ton compte-rendu est un peu brut, mais je dois assumer, c’est ma façon de parler...»
J’avoue, je connais bien Franck Giovannini. Je dis «j’avoue», parce que ça me force à admettre que je fais partie des privilégiés qui ont eu la chance de manger plusieurs fois chez lui. Et si je l’avoue, c’est pour expliquer la nature un peu particulière de l’entretien que vous pourrez découvrir ci-dessous. Plus qu’une interview, c’est une discussion à bâtons rompus que j’ai eue avec celui qui est l’un des meilleurs chefs de cuisine au monde, mais avant tout un mec normal. Un mec bien.
Franck Giovannini, 47 ans, gamin de Tramelan dans le Jura bernois, est à la tête du mythique Hôtel de Ville de Crissier, depuis des décennies trois étoiles au Michelin et 19 points au prestigieux Gault&Millau. Alors que nous lançons «Food», notre nouveau pilier éditorial dédié à la cuisine populaire, cela peut sembler paradoxal d’aller à la rencontre de celui qui incarne le luxe absolu de la gastronomie. Mais l'influence indéniable de chefs comme lui sur nos repas de tous les jours et mon irrésistible envie de lui poser plein de questions impudiques m’ont décidé.
Comme d’habitude, Franck avait mille choses à faire, mais il m’a longuement reçu dans son impressionnante salle des trophées. J’ai bu un thé vert, lui un café, on a échangé sans aucun filtre, et je suis reparti.
Quand on regarde ta salle des trophées, on voit que les plus grandes stars sont vraiment toutes passées par là...
C’est vrai. Richard Nixon, Salvador Dali, les stars du cinéma, les stars du foot, elles sont toutes venues. Mais ça a changé, on voit moins de grandes stars qu’avant.
Pourquoi?
Parce qu’il y a beaucoup plus d’offre aujourd’hui. Avant, il n’y avait que Girardet. C’était un passage obligé si tu voulais faire un repas d’exception en Suisse romande. Maintenant, on trouve des restaurants gastronomiques partout.
Puisqu’on commence notre discussion avec les autres chefs, c’est quoi ta dernière grande table?
J’ai été chez Arnaud Donckele, à La Vague d’Or de Saint-Tropez.
C’était bien?
Ah oui, très!
Qu’est-ce qui t’a transporté?
C’est un tout. Le cadre est incroyable. La vaisselle est phénoménale. Le chef est très sympa. J’aime aussi sa sensibilité, sa manière de gérer les goûts.
… De gérer les goûts?
Ce que je veux dire par là, c’est qu’il fait de la vraie cuisine, avec des produits mis en valeur par des cuissons et des sauces comme on pourrait le faire ici à Crissier. C’est la cuisine comme je l’aime.
Et où est-ce que tu rêverais de manger?
La liste est longue… Mais j’ai de toute façon pas le temps de m’y rendre.
Bon, admettons qu’on arrive à créer une petite bulle temporelle. Tu pars où?
J’ai toujours voulu essayer Anton (ndlr: Frédéric Anton, trois étoiles depuis 2007, chef du Pré Catelan, à Paris) car son côté minimaliste me fascine.
Est-ce que tu penses qu’il y a des chefs qui maîtrisent des techniques que tu ne connais pas?
Évidemment. Il y en a plein! Je pense en tout premier lieu à mon copain Rasmus, au Danemark (ndlr: Rasmus Kofoed, chef du Geranium à Copenhague). Il a son style à lui, une approche très naturelle et intelligente. Maintenant, même si ça n’est pas à proprement parler de la cuisine moléculaire, certains plats vont très très loin. Et pour moi, comme je viens de te le dire, la cuisine doit rester un produit mis en valeur par une cuisson, un assaisonnement.
Donc la cuisine moléculaire, ça ne t’a jamais branché…
Nous nous y sommes brièvement essayés. À l’époque où c’était la folie autour de Ferran Adriá, on avait acheté son «kit El Bulli» avec Benoît Violier. On se disait qu’on ne voulait pas mourir idiots, mais on est vite arrivés à la conclusion que ça n’était pas notre truc, pas le style de la maison.
Pourquoi?
Une fois de plus, parce qu’on reste dans la cuisine. Pas dans l’assemblage de produits qui s’apparente parfois à de la pâtisserie. Nous, un rôti, on le poêle, on le cuit. Ça va te paraître bizarre d’entendre ça, mais ça se perd, de nos jours.
Comment ça?
Maintenant tout est cuit sous vide et à basse température.
Qu’est-ce qui vous distingue encore, au milieu de l’explosion de l’offre gastronomique que tu évoquais?
Ce que je viens de te dire, la vraie cuisine, et tellement d’autres choses. Notamment nos incroyables dressages. Et puis, le fait qu’on a une carte.
Une carte? C’est vraiment si original pour un restaurant?
Pour un restaurant gastronomique, c’est clair! Dis-moi dans quel restaurant trois étoiles il y a encore une carte?
Euh… J’en sais rien.
Ben justement, c’est fini. Nous, on a une carte. Deux, voire trois menus. Ici, il y a du choix, alors que presque tous les restaurants gastronomiques proposent un menu unique. Chez nous, tu peux encore venir manger à quarante. Dans beaucoup de restaurants, c’est huit personnes max à table. C’est la puissance de feu de cette maison, héritée du passé. On n’en parle pas assez. Pourtant, c’est apprécié. Des gens viennent de Paris et nous remercient de pouvoir choisir.
Bon, ces cuisiniers qui ont un menu unique se simplifient la vie…
… Oui, mais leur personnel s’emmerde aussi rapidement. Je peux te jurer que c’est pas drôle en cuisine. Le gars qui fait de la sole toute la journée, tu crois qu’il a du plaisir?
Probablement pas.
Certainement pas! Alors que, nous, on a cinq poissons différents à la carte. Pour un cuisinier, c’est juste l’éclate.
Puisqu’on parle de motivation… Quand on est tout en haut, comme toi, il y a deux options: se maintenir ou dégringoler. Tu vis ça comment?
Bah, tu sais, j’ai peu d’égo. Je me sens pas meilleur qu’un autre. Au contraire, je me sens toujours inférieur à mes prédécesseurs, qui étaient aussi mes patrons. Alors ton «tout en haut», j’y suis pas du tout sensible. Je ne me dis jamais: «Franck, tu es tout en haut». C’est pas dans mon état d’esprit et je pense sincèrement que c’est une bonne chose.
Bon, ok, va pour toi. Mais ta maison, elle, elle est tout en haut.
Oui, évidemment.
Et ça, alors, tu le vis facilement...
Oui. Tu sais, quand tu bosses seize heures par jour avec ton équipe, c’est pas comme si tu avais des heures de libre pour penser. On ne se regarde pas le nombril collectivement. On travaille, on donne absolument tout, voilà. Les journées passent vite. J’ai deux missions et elles me prennent du temps.
Deux missions?
M’occuper de mes clients et de mon équipe. Mon but, c’est que les 100 personnes qui nous font confiance chaque jour soient heureuses en repartant. Et mes collaborateurs, mon équipe, c’est tout pour moi. Je veux être humain, je veux être respectueux. Ça compte plus que tout. Je veux être accessible pour eux.
Donc zéro pression pour maintenir la qualité?
Attends, j’ai pas dit ça non plus. Si je perds une étoile ou un point, je serai le premier couillon à Crissier à qui c’est arrivé (rires). Mais je ne suis pas obnubilé par cette perspective.
Depuis le début de ta carrière, tu as été repéré parce que tu bossais bien. Qu’est-ce qui fait que t’es bon?
Je sais pas. L’envie de bien faire.
On l’a un peu tous, non?
Oui, mais moi, j’ai la hantise de décevoir les gens. Et ça, crois-moi, ça pousse à se dépasser.
Tu rêvais de reprendre une grande maison comme celle-là?
Jamais. Je ne suis pas un grand ambitieux comme l’était Benoît, qui me disait: «À 40 ans je serai patron».
Ça me permet d’aborder un sujet plus douloureux. Il y a six ans, Benoît Violier, ton chef et ami, se donnait la mort. Tu le vis encore au quotidien?
Évidemment qu’on y pense au quotidien. En plus, il est partout. Regarde autour de toi (ndlr: il montre les coupures de presse, les trophées, les photos). Monsieur Rochat aussi. La période était compliquée. On a perdu les deux en six mois. C’était les deux personnes avec lesquelles je passais le plus de temps dans ma vie. Plus qu’avec mon épouse… Monsieur Rochat était mon deuxième papa, Benoît c’était mon frangin. Donc évidemment, j’y pense au quotidien. Mais je gamberge pas. Je peux tout simplement pas me le permettre.
Pourquoi?
Parce qu'il faut aller de l’avant, retenir le positif. Le côté négatif ferait du mal à mon équipe. On pourrait pas continuer, si moi je faisais pas face. Tout le monde coulerait.
Il reste quoi de Benoît? De Monsieur Rochat?
Une présence. Quand je fais un truc, je me demande comment ils l’auraient fait. Ils sont tout le temps avec moi.
Comment as-tu géré le passage d’employé à patron, de l’ombre à la lumière, dans cette période difficile?
C’était dur, parce que parler aux gens, c’était pas mon truc. J’étais pas quelqu’un qui parlait beaucoup. J’ai dû apprendre. J’ai appris. Mais avec le boulot qui te tombe dessus, encore une fois, t’as pas trop le temps de penser. Tu es dans l’action. Et c’est bien comme ça. Au début, tu te poses bien sûr la question: «Je fais quoi? Je me casse en courant?» Et je me suis dit: «Bon, allons-y et on verra bien.» De toute façon, tu voulais que je fasse quoi? Abandonner le bateau? C’était pas une option.
Et comment les gens ont réagi?
Tu parles de mon équipe?
Non, les autres, le public.
De manière générale avec bienveillance, même s' il y a toujours les mauvaises langues…
… qui disaient quoi?
Qui disaient «celui-là, il va pas y arriver, la maison est foutue». Alors oui, j’avoue que je suis content et quand même un peu fier de leur avoir montré qu’ils avaient tort.
Tu te sens légitime, aujourd’hui?
Ça commence, mais j’ai encore du mal… Tu sais, on fait un métier où mille assiettes sont servies par jour, c’est l’obligation de convaincre mille fois. Si tu penses que c’est acquis, c’est là que tu dégringoles, pour revenir à l’une de tes précédentes questions.
Qu’est-ce que vous faites mieux aujourd’hui qu’hier?
Je te dirai jamais que c’est mieux aujourd’hui qu’avant. Jamais.
Mais vous évoluez, quand même...
Bien sûr. On est aujourd’hui plus décontractés avec la clientèle. Les gens se sentent bien et ça, j’en suis très fier. On reste professionnels, mais on met les gens à l’aise. Avant, l’attention prêtée aux clients pouvait être paralysante.
Et la cuisine?
Elle est plus légère, encore plus minutieuse, et plus végétale aussi.
Justement. Les végétariens, les vegans, les intolérants, vous gérez comment?
Ben c’est pas mal le bordel et ça m’inquiète un peu. Si ça continue comme ça, dans 20 ans, plus personne ne voudra faire ce métier.
À ce point?
Je crois qu’on ne s'en rend pas compte. Les régimes végétariens ou sans lactose, on gère. Mais aujourd’hui, certains clients débarquent avec une carte qui résume en trois langues la liste de produits qu’ils ne mangent pas. À un moment donné, même si tout le monde est bienvenu à Crissier, on se demande un peu pourquoi certaines personnes viennent dans un restaurant comme le nôtre.
Faire un virage vegan comme Daniel Humm à New York, ça te simplifierait la vie?
Ça viderait surtout le restaurant. En termes de bassin de population et de diversité de l’offre, on peut difficilement comparer New-York à Crissier. Il n’y a pas une demande suffisante ici. Les gens font plus attention à l’équilibre des assiettes, mais ils veulent encore de la viande et du poisson. L’équilibre, c’est la clé. Si je fais un restaurant végétarien demain, je ne serai plus complet…
Ok, mais tu n’as pas le sentiment que si les maisons traditionnelles comme la tienne n’évoluent pas un jour vers des choses plus expérimentales, ça va finir comme l’opéra? Plein de vieux…
Il faut évoluer, évidemment. J’ai horreur qu’on parle de classiques ou d’héritage. Ça me rend malade quand on nous classe dans ces catégories. On évolue peut-être moins rapidement que certains. Mais les restos classiques et héritage, c’est Bocuse qui a fait les mêmes plats pendant 40 ans. Pas nous.
Mais tu as des généreux sponsors. Quand on a André Kudelski, Vera Michalski, André Hoffmann et Franz Wassmer à ses côtés, on peut se lancer dans une démarche un peu plus déjantée et tourner à perte, non?
Ta question me fait plaisir, parce qu’elle me permet de corriger cette bêtise que j’entends souvent. On me dit: «Pour toi c’est facile, car tu as des riches investisseurs derrière.» Mais mes partenaires sont des gens qui gèrent brillamment des entreprises incroyables et qui ne souhaitent pas mettre de l’argent dans un trou sans fond. Notre objectif, c’est la rentabilité, et nous l’atteignons chaque année parce qu’on bosse dur.
Parlons de ta journée, justement. Elle ressemble à quoi?
Le matin, je fais le tour des réservations en buvant mon café, puis je passe en cuisine, avant de consacrer une quinzaine de minutes au bureau avec le comptable. Quand il y a des cours de cuisine à 9h, je passe également une quinzaine de minutes auprès des gens. Après, de 9h30 à 11h, je vois les gens comme toi…
Hahaha… Et puis?
Et puis à 11h, on mange, à 11h30, on fait les derniers réglages. Et dès que les clients arrivent, c’est le service. Si je suis au pass (ndlr: le dernier poste de contrôle qualité avant l'envoi du plat en salle), j’y reste pour faire suivre, mais ça arrive que je demande à un de mes chefs de le faire pour être en cuisine auprès de mon équipe.
Quand on est le boss d’une cuisine qui emploie 60 personnes, on est encore dans le «faire»? Tu cuisines encore au jour le jour?
À mon grand regret, un peu moins. Et les gens ont parfois de la peine à comprendre ça.
Qu’est-ce que tu veux dire par là?
Un jour, un pote garagiste m’a taquiné en me disant que je n’étais pas sans arrêt aux fourneaux. Je lui ai dit: «Parce que, toi, tu vas me raconter que tu montes toujours des pneus?» Ce que mon équipe fait, je l’ai fait pendant trente ans.
Revenons à ton marathon. Il se poursuit comment, après le service?
Il se poursuit en salle, pour prêter un maximum d’attention aux gens. C’est primordial. Quand je vois tous ces chefs qui ne sont plus dans leur restaurant, je peux pas m'empêcher de me dire que les gens en auront marre un jour de dépenser 500 balles pour un mec qui n'est pas là. Je sens que ma présence est importante pour mes clients, comme elle l’est pour moi.
Et donc, après la visite en salle, c’est la pause.
Non! L’après-midi, de 16h à 18h, on fait ensemble les essais pour les futurs menus que j’ai élaborés sur le papier. Et c’est reparti pour le deuxième service….
On pensait qu’un cuisinier, c’est comme un magicien, quelqu’un qui ne dévoile pas ses tours. Toi, tu viens de balancer tes recettes dans un livre. Mais en plus simple, pour que tout le monde puisse les faire. Qu’est-ce qui t’a pris?
Quand on fait un livre de cuisine, ou bien on veut montrer ce qu’on fait au restaurant, avec des recettes infaisables pour les gens à la maison, ou bien on fait des recettes faciles mais qui n’ont rien à voir avec ce qu’on fait au restaurant. Moi je voulais mélanger les deux.
T’as pas peur que les gens restent à la maison?
Ah non, je m’en fais pas trop. On vient ici pour quelque chose qui dépasse la nourriture, pour une expérience. L’expérience, c’est ce qui fait que cette maison a du succès depuis des décennies.
Le livre de Franck Giovannini, «5 saisons chez vous», paru aux Editions Favre, est disponible dans toutes les librairies au prix de 100 francs.