Un train peut en cacher un autre. Lorsque la locomotive italienne s’est présentée, samedi 15 avril, au col du Brenner, à la frontière autrichienne, il suffisait de jeter un œil aux wagons accrochés derrière pour comprendre que la neutralité de l’Autriche n’est plus ce qu’elle était.
Vingt canons tractés à destination de l’Ukraine
Des wagons? Non, des plateaux sur lesquels vingt canons tractés se trouvaient arrimés, à destination des forces armées ukrainiennes. Avec, sur le même convoi, des cargaisons de munitions en partance pour le front: «Cette exportation concernait du matériel de guerre, qui ne nécessite pas de permis/autorisation conformément à la loi autrichienne sur le matériel de guerre (section 5 (2a)) a ensuite expliqué, à Vienne, le ministère des Affaires étrangères.»
Motif? Le convoi reliait officiellement deux membres de l’Union européenne (UE): l’Italie et la Slovaquie. La neutralité autrichienne était donc sauve. Du moins en apparence.
Engagement européen sur les munitions
Le cas de ce convoi italien a été évoqué lundi 24 avril à Luxembourg, lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères de l’UE, largement consacrée à la mise en œuvre par les 27 du plan d’action communautaire visant à fournir à l’Ukraine un million de munitions d’artillerie, provenant des stocks existants ou achetées conjointement.
«Nous tiendrons nos engagements», a répété le Haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères Josep Borrell, comme il l’avait fait le 22 avril sur la base allemande de Ramstein, lors d’une réunion entre pays de l’OTAN. Or deux pays continuent d’entraver ces promesses, ou du moins de les rendre plus compliquées: l’Autriche et la Hongrie.
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La première, au nom de sa neutralité en vigueur depuis 1955, refuse toujours de prendre part à la coalition militaire pour défendre l’Ukraine, même si elle applique depuis le début les sanctions économiques et financières de l’UE.
La seconde, dirigée par le premier ministre national-populiste Viktor Orbán, y voit un risque pour sa sécurité compte tenu de sa dépendance énergétique avec la Russie, avec laquelle son gouvernement vient de renouveler à la mi-avril un accord gazier. Ce qui ne l’empêche pas, elle aussi, d’appliquer les sanctions de l’UE, et de fermer en sus les yeux sur des livraisons d’armement en transit sur la base aérienne de Pápa, située à équidistance entre Vienne et Bucarest.
L’Autriche peut-elle résister?
La neutralité de l’Autriche est-elle tenable dans ces conditions? D’autant que l’industrie de défense autrichienne risque de se retrouver marginalisée, tenue à l’écart des contrats conclus pour équiper l’armée ukrainienne et celles de l’OTAN. La réponse n’est pas si claire.
Oui, la neutralité semble solidement arrimée sur le plan politique. «La neutralité autrichienne est une politique de paix en action – c’est une neutralité défensive», a encore répété devant ses pairs le Chancelier autrichien Karl Nehammer le 23 mars 2023, lors du sommet européen de Bruxelles, à l’issue d’une intervention vidéo du président ukrainien Volodymyr Zelensky. Mais sur le plan stratégique en revanche, les questions sont nombreuses.
Une lettre ouverte d’une centaine d’experts
En février 2023, une lettre ouverte adressée au ministère de la Défense par 90 experts a ouvert la porte à une possible remise en cause de cette position. Elle qualifiait d'«anachronique» la position actuelle de l’Autriche en matière de sécurité et ses dispositions constitutionnelles.
«L’Autriche doit adopter une position plus proactive dans l’élaboration des questions de politique étrangère et de défense de l’UE et ne pas se cacher derrière sa position historiquement neutre à l’égard des conflits», a ensuite argumenté l’un de ses signataires, le vice-président chrétien-démocrate du Parlement européen Othmar Karas.
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Plus préoccupant: selon un document du ministère de la Défense ayant fait l’objet d’une fuite ces jours-ci dans le quotidien «Die Presse», la neutralité constitutionnelle de l’Autriche, qui exclut l’adhésion à des alliances militaires telles que l’OTAN, expose le pays à une faiblesse stratégique.
Le document, intitulé «Risk Outlook 2032», mentionne les capacités stratégiques limitées de l’Autriche, conséquence de sa neutralité, comme une menace potentielle. Si un conflit devait éclater entre un État membre de l’UE et la Russie, les rapports sur la défense suggèrent que l’Autriche pourrait toujours être obligée d’engager ses forces armées sur la base des clauses d’assistance mutuelle du traité de l’UE.
Un risque d’isolement accru pour la Suisse
Quelles conséquences pour la Suisse? «Plus la Confédération se retrouvera seule, plus les pressions augmenteront. Pour l’heure, comme ce fut jadis le cas pour le secret bancaire, l’allié autrichien pèse lourd dans la balance au sein de l’UE, juge un diplomate en poste à Bruxelles. Si ce rempart cède ou se fissure, Berne se retrouvera en première ligne.»
Le fait que la Suisse a décidé de ne pas participer au groupe de travail international sur les élites, les mandataires et les oligarques russes (REPO) du G7 devrait être évoqué lors de la réunion des ministres des Finances de l’Union et de l’Eurogroupe le 28 avril à Stockholm (Suède), puis de nouveau en mai lors de la réunion des grands argentiers des pays membres du G7 au Japon.
Difficile, en tout cas, de compter sur la présidence tournante actuelle de l’UE pour ne pas mettre les pays neutres devant leurs obligations: celle-ci est en effet assurée, depuis le 1er janvier et jusqu’au 30 juin, par un ancien adepte de la neutralité: la Suède, dont l’intégration à l’OTAN reste pour l’heure bloquée par la Turquie et la Hongrie.
A ne pas manquer: retrouvez Richard Werly et toute l'équipe du Nouvel Esprit Public autour de Philippe Meyer pour un débat sur «La Suisse peut-elle rester neutre?» à la Fondation Jan Michalski à Montricher (VD).
Rendez-vous vendredi à 19h pour un enregistrement en public.