Ce n’est que trop évident, la France est en crise sociale. Les Français ont besoin, d’urgence, d’une reprise en mains sociale, protectrice des emplois et du pouvoir d’achat. La colère sociale est montée de plusieurs crans depuis la réforme des retraites et de l’assurance chômage, et face à une mécanique de redistribution favorisant les actionnaires du CAC 40 aux dépens des salariés. Les subventions versées par l’Etat français aux grandes entreprises sont passées de 65 à 157 milliards d’euros entre 2008 et 2022. Ce qui en fait le premier poste de budget de l’Etat.
Une progression qui dépasse celle du PIB, des aides sociales et des salaires, en faveur de groupes qui sont, pour la plupart, très profitables et versent des dividendes. De l’autre côté, Emmanuel Macron n’a cessé de fustiger le «pognon de dingue» dépensé par l’Etat dans les minima sociaux, alors que l’ensemble des aides sociales s’élève à un montant similaire ou légèrement inférieur aux subventions versées aux entreprises privées.
Cette colère d’ordre économique profite directement au Rassemblement national (RN), qui a progressé à 32% lors des votations européennes contre 23% en 2019, aux dépens du parti gouvernemental qui n’a récolté que 15% aux élections européennes (contre 23% en 2019), et même 8% si on ramène ces résultats à l’ensemble du corps électoral.
Après ce désaveu du pouvoir macroniste, qui peut aujourd’hui réellement améliorer la vie des trois-quarts des Français insatisfaits? Certains répondraient sans sourciller que le RN est la solution, car il a aussi une «fibre sociale». Et c’est là l’erreur fondamentale.
Le RN vote systématiquement contre le social
Lorsqu’il s’agit du social, le parti de Marine Le Pen et de Jordan Bardella, favori des législatives anticipées du 30 juin, a largement prouvé qu’il n’est qu’un miroir aux alouettes. Dans ce domaine, l’éternel malentendu consiste à croire qu’un parti anti-immigration va automatiquement protéger les travailleurs autochtones du bas de l’échelle et revaloriser leurs salaires. Or on n’a jamais vu cela dans les faits. C’est tout l’inverse. Les Français défavorisés feraient bien de regarder comment vote le RN à l’Assemblée nationale, pour comprendre à quel point ce parti les trahit tous les jours au sein de l’Assemblée nationale.
C’est simple, le RN vote systématiquement contre le social, ou s’abstient pour ne pas se démasquer. A l’image de Donald Trump, président au discours populaire qui a favorisé les ultra-riches et les grandes entreprises une fois élu (2017-2021), le RN français affiche un visage populaire durant ses campagnes. Il prétend incarner la voix des «petites gens» méprisées par les élites. En réalité, lorsqu’il s’agit de voter concrètement au parlement, le RN veut d’abord séduire le monde patronal et ses riches donateurs, et ne vote jamais contre leurs intérêts.
Ainsi, le parti de Marine Le Pen a voté contre le gel des loyers (21 juillet 2023), se posant en défenseur des grands propriétaires, contre l’augmentation du Smic et contre l’indexation salariale sur l’inflation (20 juillet 2023). Mais aussi contre le rétablissement de l’ISF (23 juillet 2023), contre le blocage des prix, la gratuité des premiers mètres cubes d’eau ou de la cantine scolaire. Ses députés se sont abstenus sur la garantie jeunes à 1063 euros et sur la revalorisation des minimas sociaux au niveau du seuil de pauvreté (25 juillet 2023), ainsi que sur la revalorisation des salaires des fonctionnaires de 10% (26 juillet 2023). Qui dit mieux?
Ce n’est pas tout. En 2024, le RN prévoyait de revenir sur la réforme des retraites. Ce 11 juin: revirement total, Jordan Bardella opère un volte-face décomplexé. Se présentant comme «économiquement raisonnable», histoire de rassurer le patronat, le président du RN renonce à abroger la réforme des retraites en cas de victoire aux législatives. Tout comme la rupture avec la zone euro, sur laquelle le RN avait surfé durant la crise de l’euro (2010-2012) pour rallier les eurosceptiques, la promesse sur les retraites a servi les européennes avant d’être abandonnée car le RN pactise toujours plus avec la classe dominante, à mesure qu’il se rapproche du pouvoir.
Le bilan n'est pas meilleur au Parlement européen
Cette année aussi, concernant le RSA (revenu de solidarité), le RN a voulu conditionner son versement à la réalisation de 15 heures d’activité. Jordan Bardella a déclaré le 4 février dernier qu’«il faut des contreparties aux prestations sociales de ce type», renouant avec la dénonciation classique de «l’assistanat» chère à la droite libérale, qui rappelle la sortie sur l’«oreiller de paresse» du conseiller fédéral UDC, Guy Parmelin.
Cette vision du monde peut certes séduire des lecteurs de cette chronique, qui n’ont pas besoin de RSA, mais on parle ici des nombreux électeurs à faibles revenus qui croient à la «fibre sociale» du RN. Cas encore plus emblématique, le 4 avril dernier le RN a refusé de voter des prix planchers pour les agriculteurs, trahissant toute son hypocrisie au moment où il fait campagne sur le thème «pour soutenir notre agriculture».
Au Parlement européen, ce n’est guère mieux: le RN a voté contre la taxation des super-profits, contre une mise en place de salaires minimums en Europe, contre une revalorisation des personnels soignants et contre une protection des travailleurs précaires. Et c’est ce parti qu’a plébiscité un tiers des Français aux élections européennes. Des votants qui manifestement n’examinent jamais ses prises de position concrètes, se contentant d’écouter Jordan Bardella sur BMFTV, qui prétend que les priorités du RN sont «le pouvoir d’achat, la sécurité et l’immigration».
Une imposture également constatée par des politologues de la Fondation Jean Jaurès qui, analysant le programme du RN, font ressortir «le double discours utilisé pour asseoir un plus large électorat, une instrumentalisation des questions sociales à des fins xénophobes, et des propositions qui ne feraient qu’accentuer les inégalités et pénaliser les classes moyennes et populaires».
Suisse, Italie et France
Cette grande naïveté des électeurs a permis sa progression électorale du RN, qui a fait comme si «lutte contre l’immigration» et «pouvoir d’achat» des masses allaient forcément main dans la main. Or le RN peut être anti-immigration et favoriser les milliardaires. Et ses électeurs doivent savoir que leur pouvoir d’achat est davantage menacé par les cadeaux fiscaux et patrimoniaux, et par les subventions au CAC 40, que par l’immigration. Il reste que c’est en partie sur ces fausses promesses sociales que le RN recueille 54% des voix des ouvriers, 40% de celles des employés, et qu’il est devenu le premier parti chez les salariés (36%).
Un «malentendu» similaire, d’ailleurs, se présente en Suisse, où l’UDC, perçue comme le parti le plus populaire en raison de ses discours censément proches des gens, protège largement les intérêts des grandes entreprises et représente plus de lobbies et de groupes d’intérêts économiques que le parti de l’économie lui-même – le PLR – au sein du parlement suisse. Tout comme l’UDC suisse, «le RN français est plus anti-social qu’anti-système», selon les termes de l’analyse précitée de la Fondation Jean Jaurès.
Une réalité que l’on retrouve aussi «en live» dans les pays où l’extrême droite gouverne, comme l’Italie de Giorgia Meloni. Rien d’étonnant à ce qu’un axe entre milieux d’affaires et RN ait émergé, au nom d’une «union des droites». Et cet axe est promu par les «médias Bolloré» et d’autres, favorisant une surexposition médiatique du discours du RN. En atteste une enquête publiée par Ouest-France qui révèle que Jordan Bardella a bénéficié de la plus forte visibilité médiatique. Une info reprise dans le tableau ci-dessous par Acrimed et Elucid.
Social: le RN parle, la gauche fait
A l’inverse, en lisant le programme du «Nouveau Front populaire», né de l’union des gauches après la dissolution de l’Assemblée nationale, on trouve des réflexions basées sur les besoins réels de la population dans son acception la plus large, avec un clair retour de l’Etat et des propositions de financement concrètes pour ces mesures, à l’aide d’une politique fiscale fortement redistributive et qui cesse d’être ultra-complaisante envers les riches et les grandes entreprises.
Sur ce front, la gauche a au moins démontré qu’elle vote comme elle parle, déjà depuis longtemps. Ce nouveau front de gauche vise en priorité à restaurer le pouvoir d’achat, indexer les salaires sur l’inflation, bloquer les prix des biens de première nécessité. Mais aussi à réinstaurer un droit à la retraite à 60 ans, taxer les superprofits, garantir des prix plancher rémunérateurs aux agriculteurs, instaurer un protectionnisme écologique et social aux frontières de l’Europe et réindustrialiser la France. A quoi s’ajoutent la nécessité de réparer les services publics, d’installer des médecins dans les déserts médicaux, et d’obtenir la neutralité carbone d’ici 2050.
Pour financer ces mesures, forcément très coûteuses, il s’agira d’adopter une «politique fiscale juste», dans les faits une véritable révolution fiscale qui consistera à accroître la progressivité de l’impôt sur le revenu, rétablir l’ISF et l’exit tax, taxer les super-profits, supprimer les niches fiscales inefficaces, injustes et polluantes, instaurer l’impôt sur l’héritage et la taxe kilométrique sur les produits importés.
Il fait peu de doute que ces propositions sont les seules qui puissent sortir d’affaire des catégories de population délaissées et en décrochage économique depuis 15-20 ans. On se demande même ce qui adviendra à la France si ces mesures ne sont pas empoignées avec sérieux, tant les inégalités et la fracture sociale se sont creusées dans ce pays. C’est un véritable remède de cheval qui s’impose face aux défis français.
Sauf que la difficulté majeure pour la gauche, et elle est de taille, c’est d’être élue. Elle a perdu la confiance des petits salariés et des populations des campagnes. Les travailleurs moins qualifiés votent à 55% RN, et 38% des voix vont à ce parti dans les villages de province. Cette désaffection de la gauche tient en bonne partie à son incapacité d’entendre les velléités légitimes d’une partie des électeurs de protéger l’identité française face à l’immigration, sur le plan culturel, et de protéger les emplois et les produits français face à l’immigration et aux marchés extérieurs, sur le plan économique.
Seul le RN a pu faire écho à ces craintes et les autres partis ont bientôt 30 ans de retard. En effet, il n’est nul besoin d’être un parti raciste ou xénophobe, ni d’avoir la moindre haine d’ordre ethnique ou confessionnel, pour s’atteler à une gestion plus rationnelle de l’immigration afin que celle-ci ne soit pas perçue comme une menace par des travailleurs insécurisés. Et si l’on vise une intégration et une insertion professionnelle plus qualitative de la population immigrée, et une meilleure participation à l’économie, il faut investir dans les qualifications. Il en découlera logiquement qu’il faut une politique de limitation de l’afflux d’immigrés qui soit à la hauteur des moyens d’insertion que l’Etat peut financer.
En effet, il s’agit de ne pas ruiner l’aide publique, qui n’est pas indéfiniment extensible et qui est depuis longtemps dépassée. Le surplus ne peut pas non plus être financé indéfiniment par la dette nationale, déjà trop élevée. Il devrait être évident que le fait d’avoir les yeux plus gros que le ventre en matière d’immigration n’est simplement pas rationnel, car le coût additionnel est prélevé sur la population résidente, en particulier celle plus précaire qui dépend le plus de l‘Etat. Quant à l’Etat, qui ne veut pas aller chercher l’argent chez les grandes fortunes et entreprises (auxquelles il préfère donner de l’argent et faire des cadeaux fiscaux), il en arrive à multiplier les coups de canif contre la protection sociale, à rogner les APL, à économiser sur l’assurance chômage ou à obliger les bénéficiaires du RSA à travailler bénévolement 15 à 20 heures par semaine.
Au final, cela alimente la colère sociale, car l’Etat n’assume pas vraiment les coûts de sa politique migratoire et les prélève sur les moins favorisés. Diverses études ont cherché à chiffrer le coût de l’immigration et ont conclu à un solde négatif, allant de -10 à -50 milliards. Une étude de l’OCDE a au contraire estimé que l’immigration rapporte 10 milliards par an à la France. Aucune estimation n’est vraiment fiable, mais même dans le cas d’un solde positif, le processus nécessite d’abord d’investir de l’argent public dans la formation et l’insertion des migrants avant que leur travail ne constitue un gain.
Pour la gauche sociale, c’est le moment de rassurer. Le RN n’a pas le monopole et il n’existe pas de tabou qui interdise de limiter l’immigration. La gauche doit intégrer cette donne socio-économique afin de reconquérir les votes d’une plus large base d’électeurs défavorisés et laissés sur le carreau. Mais il lui faut clairement afficher une volonté de protection des travailleurs français et de leurs niveaux de vie, non seulement face à l’afflux d’immigrés, mais aussi face à la délocalisation vers des pays à bas salaires, et de même face à la robotisation qui n’en est qu’à ses débuts. Rassurer est le maître-mot.
Le programme du Nouveau Font Populaire reste trop libéral sur ces plans et n’est clairement pas assez protecteur. Aider sans protéger n’est pas suffisant, car les ressources publiques sont limitées. Sans garantir cette protection de l’emploi et de la qualité de vie, la gauche n’arrivera jamais à convaincre une majorité de Français insécurisés. Le RN joue sur cette peur et sur l’irréalisme de la gauche dans ce domaine. A la gauche la tâche (impossible?) de guérir la France de ses fractures profondes, en recréant une cohésion sociale et un sens du collectif, entre citoyens qui acceptent de partager une solidarité et une interdépendance suffisantes pour former à nouveau une société, plutôt qu’une superposition de castes.
Pour cela, il faudra forcément redistribuer une partie des richesses record créées avec l’aide complaisante de gouvernements de type Macron, vers des catégories de population délaissées par ces mêmes gouvernements. Sinon, ce n’est pas le séparatisme religieux qui viendra à bout de la France: ce sera le séparatisme social.