La Russie a eu son Bataclan. Mais à l’inverse de la tragédie française de 2015, quand personne ne contestait la culpabilité de l’Etat islamique (EI), l’attaque terroriste qui s’est déroulée à Moscou trahit le fossé informationnel entre l’Occident et la Russie.
Bien qu’elle soit revendiquée par l’EI, l’attaque est couverte très différemment par les médias, selon qu’on soit à Washington ou à Moscou.
Piste islamiste minimisée
D’un côté, les Américains n’ont aucun doute quant à l’implication de l’EI, mais on verra plus loin que personne ne sait qui est l’EI et pour qui l'organisation œuvre. De l’autre, comme le souligne le New York Times, les principaux concernés, à savoir les Russes, ont un «autre narratif». Evoquant à peine l’EI, ils ont fait allusion à une piste ukrainienne, sans fournir aucune preuve d’une implication de Kiev, mais en affirmant que les assaillants essayaient de se rendre en Ukraine où ils disposaient de contacts.
L'Ukraine dément fermement toute implication dans cette attaque. Enfin, une théorie affirme – là aussi sans preuves – que c’est la Russie qui se serait auto-infligé cet attentat afin de pouvoir blâmer l’Ukraine et intensifier encore ses attaques contre ce pays.
Des sources ennemies
Là où tout se complique, c’est que les principales sources citées par les médias (USA et Ukraine d’un côté, autorités russes de l’autre) sont ennemies. Dès lors, comme pour l’attentat contre Nord Stream en 2022, plusieurs narratifs co-existent parce que chaque partie a intérêt à défendre une version différente, voire opposée, et que l’information est une arme de guerre. Dans le cas des pipelines détruits, différentes versions se sont côtoyées jusqu’à ce que le Washington Post révèle que l’armée ukrainienne était responsable du sabotage des pipelines (à l’insu de Zelensky, d’après la CIA). Mais il a fallu attendre un an avant que cette information ne sorte. Outre l’affaire Nord Stream, Kiev avait aussi démenti son implication dans l’assassinat de la fille de l’idéologue russe Aleksandr Dugin dans une voiture piégée à Moscou en 2022, avant qu’il ne s’avère que l’Ukraine était bien à l’origine de l’attentat.
Dans l’affaire de l’attentat de Moscou, ce ne sont pas seulement les versions, mais aussi les rythmes qui diffèrent. Aux Etats-Unis, on a instantanément confirmé l’implication de l’EI. En Russie, au-delà des sous-entendus infondés contre l’Ukraine, l’enquête est officiellement en cours, 11 personnes ont été arrêtées et rien n’est établi. Ce 25 mars, les questions demeurent ouvertes quant à l’identité et aux motivations des perpétrateurs.
Qui a financé l’opération?
On l’aura compris, il est très difficile, en circonstance de conflit Russie-OTAN, de disposer d’informations fiables. Si on admet que le coupable le plus plausible est bien l’Etat islamique, alors rien n’est fait. Il s’agit de savoir qui est le commanditaire et qui finance l’activité de cette branche du Khorasan (qui est active en Afghanistan, en Iran et au Pakistan). En effet, l’Etat islamique est tout sauf un Etat. C’est une organisation terroriste non étatique, qui reçoit des financements de divers gouvernements. Mais lesquels?
On peut croire confusément que les commanditaires seraient l’Afghanistan ou l’Iran, or c’est tout l’inverse. Ces pays sont les cibles de l’EI, qui y mène des opérations de déstabilisation violentes depuis sa création en 2014. L’EI «a mené des attaques contre les ambassades russe et pakistanaise en Afghanistan et contre des ressortissants chinois basés sur place», relate un article du New York Times, qui ajoute que plus récemment, « l’organisation a également menacé les ambassades chinoise, indienne et iranienne en Afghanistan et produit des tonnes de propagande anti-russe ».
Les USA et la carte djihadiste
Reste donc à savoir pour le compte de quels Etats œuvre cette branche de l’EI et qui a financé l’attentat de Moscou. Très peu d’enquêtes sont publiées au sujet des financements de la nébuleuse EI en général, même si on sait qu’elle trafique du pétrole et autres ressources pillées en Irak et ailleurs dans la région. On sait aussi que les Etats-Unis ont utilisé les djihadistes contre Bachar Al Assad en Syrie. Entre 2013 et 2017, Washington a armé et entraîné des rebelles islamistes dans le but de renverser le dictateur syrien, à l’aide de plusieurs programmes, dont un fonds secret de 1 milliard de dollars de la CIA, opération appelée « Timber Sycamore » dont le New York Times avait révélé tous les détails. Un programme qui avait pris fin en 2017 à l’arrivée de Donald Trump, suite à l’affiliation gênante de nombre de ces rebelles aux groupes islamistes Al Nosra et Al Qaeda, et suite aux pertes infligées à ces rebelles par l’armée russe.
C’était l’une des plus grosses opérations de financement américain de l’islamisme armé. Officiellement, le programme touchait à sa fin déjà au terme du mandat d’Obama parce que la priorité était de combattre un nouvel acteur dans la région : l’Etat islamique. Mais la déclassification d’un document du Pentagone en 2015 montre une dynamique plus complexe entre les USA et l’EI. Ce memo du département de la défense d’août 2012 révèle que, tandis que les Etats-Unis envisageaient d’armer et d’entraîner les rebelles pour faire tomber Assad, le Pentagone évoquait en parallèle l’intérêt d’«établir une principauté salafiste déclarée ou non déclarée» à l’est de la Syrie pour «isoler le régime syrien».
L’Etat islamique est né en 2014. Officiellement, les Etats-Unis, bien qu’ils aient pactisé à contrecœur avec Al Nosra et Al Qaeda en Syrie, ont toujours combattu l’EI, tuant plusieurs de ses leaders. De son côté, l’EI a commis une série d'attaques terroristes aux USA entre 2015 et 2017, dont la tuerie du Club pulse à Orlando (49 morts) et l'attentat d'Halloween en 2017 à New-York (8 morts). Mais depuis 2017, l’EI n’a plus perpétré d’attentat contre les Etats-Unis ou contre des intérêts américains. En revanche, il a été le principal agent de déstabilisation en Asie centrale, ciblant systématiquement des pays ennemis et rivaux de Washington. Le principal mobile attribué à l’EI pour attaquer Moscou ce 22 mars 2024 serait que le régime russe oppresse les musulmans; or l’EI du Khorasan s’est toujours attaqué à des musulmans, ses premières cibles étant, comme déjà évoqué, l’Iran, le Pakistan et les Talibans afghans, et l’organisation a attaqué des mosquées à plusieurs reprises.
Quel(s) que soi(en)t le ou les sponsors ultimes de l’EI du Khorasan, le conflit fondamental est celui qui oppose la Russie et l’Occident et non la Russie et des mercenaires islamistes. A l’évidence, le régime de Poutine a tout intérêt à pointer Kiev du doigt, et en filigrane, l’OTAN. Dans cette confrontation des grandes puissances, les attaques ne sont pas signées, les guerres ne sont pas déclarées, les sponsors ne sont pas révélés et l’information est brouillée.