On aime à parler d’une «guerre de civilisations» que mènerait aujourd’hui l’Occident. Mais sait-on de quelle civilisation occidentale on parle? Et d’abord, l’Europe et les Etats-Unis sont-ils la même civilisation? Pas vraiment. «L’histoire de la sujétion récente de l’Europe à son ancienne colonie, les Etats-Unis, et donc de son déclin, interroge nécessairement l’avenir du Vieux Continent et de sa civilisation», écrit le journaliste Martin Bernard, dans son ouvrage «Plaidoyer pour un renouveau européen». Ce qui fait l’âme européenne, explique-t-il, c’est la tradition humaniste, philosophique, éthique du Continent. Celle qui a vu naître la démocratie et les droits humains. Ces valeurs sont aujourd’hui en déclin au profit d’une vision matérialiste née en Europe mais portée par le monde anglo-saxon, constate le journaliste romand, fondateur de la chaîne indépendante Antithèse.
Tandis que l’Europe et ses valeurs humanistes se dissolvent aujourd’hui dans l’alliance atlantique, Martin Bernard ose rêver d’une autre voie, celle d’un renouveau spirituel du Vieux Continent. L’auteur part d’un constat: à l’origine, l’Europe est le berceau de l’humanisme, mais aussi du modèle sociétal moderne, techno-scientifique et matérialiste, qui a fini par sacrifier sur son passage l’écologie et la spiritualité. Ce modèle aujourd’hui porté par les Etats-Unis est désormais en déclin. Pour l’Europe, il serait temps de dépasser cette vision et de retrouver son âme.
Besoin d’un «soft power» européen
L’ouvrage de Martin Bernard a le mérite d’aller puiser aux sources de toutes les traditions humanistes du Vieux Continent pour proposer une véritable renaissance de ses richesses philosophiques et spirituelles. Pour l’auteur, c’est en effet à l’Europe, berceau du modèle dépassé de la science matérialiste, d’être le foyer d’une nouvelle pensée plus élevée.
Celle d’un spiritualisme scientifique, suggère-t-il, qui dépasse le clivage entre science et religion. Car l’Europe est la civilisation de l’humain et aussi de la science. Il lui faut aujourd’hui préférer Goethe et sa vision holiste, à la vision technoscientifique de Francis Bacon, réductrice du réel, et à celle de Nietzsche, réductrice de l’être humain.
Retrouver le chemin philosophique et spirituel n’est nullement une démarche passéiste, insiste l’auteur, bien au contraire. Cela implique de développer une science plus ouverte, moins figée dans sa tour d’ivoire de «clergé scientifique». Il s’agirait d’«ouvrir la science aux réalités spirituelles», alors qu’elle reste aujourd’hui incapable d’expliquer la conscience et la pensée. Il s’agit de développer les traditions philosophiques dans un sens plus « en phase avec les impératifs humanistes et écologiques». Cette «quête de lien et de sens», est-il persuadé, nous permettrait de dialoguer de manière pacifique et non invasive avec d’autres civilisations et traditions.
Là où le langage matérialiste et dogmatique divise et détruit, le langage humaniste pacifie et universalise. Ce dont parle Martin Bernard, c’est de retrouver un «soft power» européen, un leadership culturel et spirituel émanant d’Europe, qui fait tristement défaut aujourd’hui.
Pas de performance sans éthique
À l’évidence, cette réflexion s’inscrit à l’opposé de toute visée de grandeur ou d’impérialisme européen et se distingue des velléités suprématistes américaines. Elle vise une Europe de l’esprit, une Europe matrice de civilisation, des Lumières et des idées. Une Europe de l’éthique, aussi. L’éthique, cette grande absente du vocabulaire politico-économique et de la gouvernance occidentale moderne, est ce qui a fait la grandeur européenne et qui explique son déclin, a d’ailleurs rappelé Emmanuel Todd dans son dernier ouvrage, «Le déclin de l’Occident».
Prolongeant l’analyse de Max Weber dans «L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme», Todd montre comment la chute de l’éthique protestante en Occident, et avec elle la disparition progressive du goût de l’effort et du travail bien fait, entraîne le déclin de la supériorité occidentale, avec un déclin intellectuel, un affaiblissement de l’éthique du travail et une cupidité de masse basée sur une culture de l’argent facile et du gain à court terme.
Chez Todd, il s’agit là d’«un constat historique et non d’un discours moralisateur». Les réflexions de Todd, comme celles de Martin Bernard, montrent à quel point le rayonnement d’une civilisation repose avant tout sur des valeurs universelles centrées sur l’élévation de l’humain, et non pas seulement sur des avancées techniques, un pur rapport de forces ou l’accumulation de capital. Au final, les civilisations et grandes puissances vont et viennent. Mais il faut se souvenir, comme a dit le philosophe prussien Edmond Husserl, que «seul l’esprit est immortel».