En France comme en Suisse, les indépendants et artisans sont le poumon de l’économie. Or, ils sont souvent les grands oubliés. Grave erreur. Prenons le cas français. Cette France des très petites entreprises (TPE, moins de 10 salariés) et des auto-entrepreneurs se réjouit-elle de la montée du Nouveau Front Populaire? Tout l’inverse, elle est en alerte rouge: la gauche est son pire cauchemar. Pour ce monde-là, la gauche est ce parti qui veut «leur faire les poches».
C’est l’image repoussoir d’un Etat qui vient voler ceux qui créent du travail, courent des risques, n’ont pas de filets, versent des salaires, pour donner leur argent aux «aux immigrés et aux assistés».
Un Etat voleur
«En France, les indépendants sont une catégorie dans laquelle le ressentiment fiscal est particulièrement prononcé, avec le sentiment d’être les seuls à payer pour les autres», écrit le sociologue Félicien Faury dans son ouvrage récent. Pour cette frange de l’électorat, «c’est le niveau et l’orientation des prélèvements et des transferts sociaux qui sont perçus comme injustes».
Il n’est donc pas question de donner plus à l’Etat pour nourrir cet assistanat. Les jugements les plus virulents s’orientent ainsi vers le «bas» de l’espace social, et non vers les fraudeurs fiscaux des classes supérieures. C’est ainsi que les politiques sociales se retrouvent rejetées au profit ultime des plus riches et des grandes entreprises, qui auraient pourtant les moyens de cette redistribution, mais qui s’en trouvent dispensés grâce aux PME.
Smic à 1600€ impossible
Ces électeurs de l’économie locale et du petit commerce ont le sentiment d’être dans la position la moins optimale: pas assez pauvres pour recevoir des aides, pas assez riches pour qu’il leur reste quelque chose une fois les charges payées. D’où leur «ras-le-bol fiscal» qui explique leur réticence face à tout ce qui concerne hausses de salaires et hausses d’impôts.
Pour un employeur boulanger, la perspective d’augmenter le salaire minimum à 1600 euros par mois représente une menace existentielle. C’est vite vu, ces acteurs clés du tissu local n’en ont pas les moyens et pourraient devoir licencier ou cesser leur activité, martèle la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME).
Pour un indépendant, les politiques de gauche sont perçues comme voraces en raison des cotisations élevées dont il doit déjà s’acquitter, tandis qu’il n’a pas droit au chômage et doit faire des sacrifices pour économiser une retraite décente.
Petits et grands dans le même panier
C’est ainsi qu’en tant que force politique, les TPE-PME font barrage aux hausses d’impôts, ce qui arrange in fine les grandes entreprises et les grandes fortunes. Car ces mesures ont le grand tort de mettre les petits et gros dans le même panier. La situation est la même en Suisse: la gauche a depuis longtemps perdu une bonne partie du secteur des PME et TPE, dont elle écoute mal les préoccupations.
Qui donc a fait échouer, en Suisse, l’initiative des Jeunes socialistes qui voulaient taxer le capital des 1%? Ce sont les PME, qui s’estimaient dans le même bateau que les ultra-riches, car elles aussi allaient voir le capital de leur entreprise, leur principale source de richesse, taxé. Et comme l’initiative n’avait pas été claire à ce sujet, ce sont ces petits entrepreneurs qui l’ont fait échouer, et qui, comme à chaque votation, protègent de facto les 1% contre toute possibilité de redistribution.
Ainsi, malgré le fait qu'au cours des 10 dernières années, les salaires des 1% les plus riches ont progressé 10 fois plus vite que les salaires bas et moyens en Suisse et dans le reste de l'Europe, on a des citoyens qui ont plus peur des pauvres que des riches et qui offrent leur solidarité à ces derniers. C'est ballot.
Phobiques du «social»
On l’aura compris, pour les indépendants, ce ne sont pas le RN en France ou l’UDC en Suisse qui sont dangereux. Pour eux, rien n’est pire que la gauche. En discutant avec un hôtelier français ayant 50 employés, qui vote RN, son raisonnement va même plus loin: même si une initiative de gauche ne cible que les 1% ou les multinationales, ces derniers risquent de quitter le pays, et dans ce cas, «c’est chez nous qu’ 'ils' [la gauche] viendront chercher l’argent».
C’est de cette manière que l’extrême-droite devient souvent préférable auprès de cette catégorie. Et même en votant RN, certains petits patrons craignent encore que ce parti soit «trop social» et qu’il relève les salaires. Quant à la gauche, elle est pour eux cette «synthèse politique amalgamant 'cultivés' et 'minorités' et allant à l’encontre, sur tous les plans, de leurs intérêts», analyse Félicien Faury.
L’angoisse de l’expropriation
En France, ces citoyens à leur compte entretiennent un rapport de plus en plus dégradé à leur lieu de vie (le quartier, ses écoles, ses commerces) et ont l’impression de ne plus pouvoir accéder à des propriétés abordables dans des lieux attrayants.
Cas symptomatique, ces petits propriétaires s’inquiètent aussi que la gauche n’abroge la loi anti-squat, qui sanctionne l’occupation illicite, en prévoyant 3 ans de prison pour les squatteurs et 45'000 euros d’amende. Désormais, la crainte est grande que la gauche abroge cette protection légale, surtout pour ceux qui ont déjà été squattés et ont dépensé des milliers d’euros sur des années de procédures judiciaires. Ainsi, même la propriété privée ne serait plus si garantie dans une France où la gauche serait aux commandes.
Une partie du blocage de nos démocraties réside dans cette insécurité montante du monde des indépendants et du petit patronat, qui n’a plus confiance, qui a l’impression de «donner beaucoup» sans avoir «droit à rien» et qui considère que la gauche le «vole» pour donner aux moins méritants.
Résultat, la solidarité naïvement rêvée par la gauche s’avère impossible tant que ces acteurs de l’économie locale forment un barrage numérique aux politiques sociales. On en arrive à un paradoxe: ces électeurs fâchés avec la gauche, trop occupés à blâmer le système d’aides sociales, ne voient même pas qu’ils vivent dans un pays où les multinationales encaissent des superprofits sans taxation supplémentaire, et où les fortunes privées ont accédé à l’hyper-richesse, en bonne partie grâce à des subventions, sauvetages, planches à billets et investissements étatiques sans retour. Avec leurs impôts.
La gauche a manqué de discernement
Pour que le monde des entrepreneurs et des artisans en vienne à considérer cela comme un non-problème (ou presque) et à voir la gauche comme sa principale ennemie, il fallait y aller fort. Et en effet, l’erreur fatale de la gauche, comme expliqué plus haut, est d’avoir mis dans le même panier les petites entreprises qui ont quelques salariés d’une part, et les très grandes entreprises et les grandes fortunes d’autre part. Les premières ont un besoin évident de sécurité, de justice sociale et de protection, qui a été largement négligé. Imposer les mêmes contraintes aux très grands groupes, qui touchent 200 milliards de subventions par an, et aux TPE-PME, qui ont des charges élevées et peu de revenus, est absurde.
Comment a-t-on pu négliger un pan aussi important du tissu social? En France comme en Suisse, les indépendants pèsent 13%-14% de la population active. Et les TPE et PME représentent 96% des entreprises françaises et 46% des salariés. La gauche a manqué de discernement, échouant à segmenter ses publics en proposant des régimes différenciés et adéquats pour les grandes et les petites entreprises.
Grands et petits aux antipodes
Aujourd’hui, on se trouve dans cette situation paradoxale où deux secteurs aux intérêts divergents se retrouvent unis dans une même détestation de la gauche. Deux secteurs pourtant aux antipodes. Les grands groupes n’ont jamais dû payer d’impôts sur les super-profits liés à l’inflation des prix de l’énergie et des denrées, pendant que les indépendants et TPE subissaient de plein fouet le coût de cette même inflation. En outre, l’artisanat et le petit commerce sont dépendants des conditions locales, tandis que les multinationales opèrent sur un marché du travail globalisé et peuvent délocaliser là où le coût du travail est trois fois moins cher.
Si les petits artisans et commerçants servent de bouclier à la catégorie des hyperriches, c’est parce qu’ils se sentent visés en première ligne par les propositions de la gauche. S’ils ne se rangent pas du côté des récipiendaires de la «justice sociale», c’est parce qu’ils n’y ont eux-mêmes pas goûté. Le problème de fond est l’incapacité de la gauche à comprendre le quotidien des acteurs de l’économie locale, à récompenser leur travail et à leur permettre de vivre confortablement et d’épargner pour l’avenir. Et ils le lui rendent bien.