Le visage d’une guerre n’est pas seulement celui des combattants. Il se lit aussi sur les traits des épouses, des compagnes, des filles et des familles qui, chaque jour et surtout le week-end, débarquent à Kramatorsk pour y retrouver leurs maris, frères ou compagnons. Or ces traits, aujourd’hui, trahissent la peur d’en «recevoir un autre».
Le 28 juin dernier, un missile russe est tombé ici, dans l’ensemble de bâtiments qui abritait la pizzeria la plus réputée de cette ville proche du front. Je dis «ici» car j’y étais deux semaines plus tôt, installé dans l’un des box où des serveurs aimables vous proposaient pizzas, salades ou plat de pâtes. J’y ai passé une soirée à observer ces couples, reformés le temps d’un week-end ou d’une soirée. «Rai Pizzeria», à Kramatorsk, était l’endroit où la vie refusait de se terrer dans un abri. Les journalistes étrangers et leurs fixeurs ukrainiens y avaient leurs quartiers. J’y ai dîné, comme beaucoup d’autres. Et j’aurais pu, comme ceux qui s’y trouvaient le 28 juin, sortir blessé ou mort de ces décombres après la frappe.
L’arrière, colonne vertébrale de l’Ukraine
Les femmes d’un pays en conflit sont un peu sa colonne vertébrale. Elles font tenir l’arrière, rassurent les soldats et les approvisionnent aussi. Il faut, à la gare de Kramatorsk, lorsque le train de Kiev s’arrête dans un couinement de rails, les voir descendre des wagons, les bras encombrés de paquets.
Une gare? Bien plus que ça. C’est à Kramatorsk déjà, le 8 avril 2022, que l’armée russe avait choisi de frapper pour semer l’effroi dans la population de cette partie ukrainienne de l’Oblast de Donetsk. Soixante civils tués lors de la frappe d’un missile Totchka-U équipé de bombes à sous-munitions, ces projectiles conçus pour causer le maximum de blessures et de ravages.
Ma voisine de table au restaurant Rai Pizzeria, à la mi-juin, était là en ce jour tragique d’avril. Mais cela ne l’a pas dissuadée de revenir pour y retrouver Piotr, un opérateur de drones dans l’armée ukrainienne, qu’elle me présente comme son «ami». Piotr m’a montré son drone, dans une caisse en bois, à l’arrière de son fourgon banalisé. Il n’y avait pas de munitions dans la boîte de l’avion sans pilote. Mais sur le front, ces engins distillent aussi la mort au bout de leur télécommande.
«Cette guerre est une folie»
Appelons-la Oksana. À vrai dire, je ne sais plus si ce prénom colle à cette jeune femme d’une trentaine d’années, en T-shirt fleuri, main dans la main avec son sous-officier de mari, en T-shirt kaki et pantalon camouflé. Ils ont accepté de me parler au détour d’un café. Oksana n’a, devant moi, qu’un seul mot à la bouche: la paix. «On veut la paix. On veut que ça s’arrête. Je viens de Dnipro (ndlr: la grande ville industrielle au bord du fleuve Dniepr) et je ne comprends toujours pas pourquoi l’Ukraine doit résister à la Russie. Ma mère est à Moscou. On se parle. C’est une folie.»
Le fait de pouvoir parler ainsi, librement et en public, dit à la fois la détermination et l’envie de débattre qui anime aujourd’hui ces femmes ukrainiennes. Dans le train qui les ramène à Kiev ou dans d’autres villes où elles résident, le portrait du conflit n’est pas celui de la presse étrangère ou des médias. Ces femmes ne parlent pas de pertes humaines, d’avancées de la contre-offensive, de matériel livré ou non par les pays alliés de l’OTAN. Elles parlent de ce qu’elles ont lu sur le visage de l’homme qui vient de s’éloigner sur le quai de la gare. Leurs mots ne sont pas ceux de la guerre. Ils sont ceux de la souffrance et du malheur que ce conflit engendre.
Kramatorsk est un îlot de résistance. Pas parce que la ville est stratégique, ou parce qu’elle constitue un enjeu direct dans l’actuelle contre-offensive menée avec difficulté par l’armée ukrainienne, à dix jours du sommet de l’Alliance atlantique à Vilnius (Lituanie). Kramatorsk et les 50'000 habitants qui continuent d’y résider (contre 150'000 avant la guerre) résistent en affichant une insubmersible volonté de vivre. C’est cela, que les serveurs de Rai Pizzeria, sur fond de musique branchée distillée par les haut-parleurs du restaurant, persistaient à défendre avec leurs plats simples, synonymes ici de normalité retrouvée et toujours espérée.
Je pense à eux en écrivant ces lignes. Ceux qui sont morts sous l’avalanche de pierres, de bois et de gravats provoqués par la frappe du missile sont d’abord les victimes d’une stratégie effrayante de la peur. Trop de journalistes étrangers allaient et venaient sur les banquettes du restaurant. Trop de choses y étaient partagées. Le tunnel effroyable du conflit s’est refermé sur ce qui était, à une trentaine de kilomètres du front, une parenthèse de vie.
La paix? Plus personne n’ose prononcer ce mot
La paix? C’est le mot que, depuis le 28 juin, plus personne n’ose prononcer à Kramatorsk. Il était sur toutes les lèvres voici trois semaines lorsque je m'y trouvais, malgré l’incessant vacarme de l’artillerie au loin. Le missile russe qui a emporté la vie de dix civils, et blessé soixante personnes, l’a chassé brutalement des conversations.
J’ai reparlé à Oksana au téléphone. Elle m’a aussi passé le numéro d’Anna, une ancienne étudiante en langue française de Kiev, dont le copain sert dans les forces spéciales du côté d’Orikhiv, l’une des localités les plus proches du front sud. La paix? Toutes deux ont pleuré en répétant ce mot. Elles savent que ces prochaines semaines, et tout au long de l’été sans doute, la priorité sera à la mort tous azimuts, à coups de canons, de tanks, de missiles, de drones et de combat d’infanterie d’un autre âge.
Leur vie ne leur appartient plus
Ces femmes ont aujourd’hui le sentiment que leur vie ne leur appartient plus et que la contre-offensive, dans cette partie orientale du pays si éloignée du reste de l’Ukraine, prend en otage tous ceux pour qui le mot «négociations» n’est pas tabou. Aucune ne veut une victoire russe. Toutes promettent de tenir bon pour que l’Ukraine l’emporte. Mais leurs visages, leurs larmes et leurs mots disent la fatigue qu’elles cachent aux combattants lors de leurs retrouvailles: celle d’un pays qui, à Kramatorsk, sait que l’espoir sera toujours une cible que l’on cherche à détruire.
Prochain épisode: À Lougansk, la guerre des terres brunes