Bienvenue dans l’Amérique rêvée. Ou plutôt, bon retour dans cette Amérique-là, après le cauchemar qui a failli se dérouler, le 13 juillet, à quelques kilomètres de là. Rick et June Mohall, tous deux septuagénaires, nous accueillent dans leur adorable pavillon des abords du golf de Cranberry Highlands, dans la localité du même nom: Cranberry Township, Pennsylvanie, comté de Butler, à une vingtaine de miles de Pittsburgh (l'équivalent d'environ 30 km), la grande cité industrielle de cet État indispensable pour remporter la Maison-Blanche.
Rick et June habitent dans une villa manucurée, copie conforme de ces demeures bourgeoises américaines montrées par les revues de «lifestyle» et de décoration. Leur porche est, comme on le voit partout depuis notre arrivée à Chicago, déjà décoré à la mode Halloween, la fête des fantômes et des sorcières, célébrée le 31 octobre. Les citrouilles sont posées devant l’entrée. La salle à manger qui nous accueille est meublée d’une belle table familiale en bois massif. La cuisine est tout équipée, comme sortie d’un clip publicitaire. Et la «sun room», la pièce ensoleillée indispensable dans cette partie des États-Unis où l’hiver est mordant, arbore tapis de course pour le jogging d’intérieur, sofa confortable et fauteuil moelleux pour le chien de la maison. Un charmant caniche beige au poil ébouriffé.
Le tireur du Butler Farm park
Cette Amérique «parfaite» est celle où Donald Trump a bien failli trouver la mort. Il y a trois mois, c’est au nord de ce comté rural et agricole de Butler que l’ancien président a été pris pour cible par un tireur de vingt ans, aussitôt tué par les forces de l’ordre: Thomas Matthew Crooks. Le site? Le parc «Butler Farm», une exposition agricole permanente très prisée le week-end par les visiteurs. C’est là que Trump tenait un meeting, et c’est là qu’il est revenu, le 5 octobre, pour conjurer le sort, avec en prime le milliardaire Elon Musk.
Pour Rick, ancien cadre d’une entreprise pharmaceutique, le symbole est fort: «Trump a du courage, une niaque incroyable et de la chance. C’est ce qu’il faut pour diriger ce pays. Vous avez vu comme il a levé le poing après avoir reçu une balle qui l’a blessé à l’oreille? Trump, c’est 100% d’énergie. Ça tombe bien: le moteur américain carbure comme ça.»
L’on savait à quoi s’attendre. Bryan, un ami informaticien de Pittsburgh, m’avait prévenu que Rick et June sont «de purs électeurs républicains». C’est d’ailleurs ce que je lui avais demandé de nous trouver. Pas des électeurs radicalisés ou complotistes, dont le camp de l’ex-président regorge. Des Américains bien sous tous les rapports, modèles de réussite, installés dans une vie bourgeoise confortable après une carrière passée à gravir les échelons sociaux «Made in USA», qui ont élevé leurs trois enfants, dont l’un est policier.
June, l’épouse de Rick, a grandi dans cette Pennsylvanie où les couleurs de l’automne transforment les forêts en mosaïque de feuillages orangés. «Son» église – car June parle comme ça – était «une église noire». Une affirmation en forme de réponse à tous ceux qui, selon elle, «accusent injustement Trump d’être le candidat des classes populaires et moyennes blanches».
L’Amérique du travail et de la réussite
«Trump défend l’Amérique du travail et de la réussite. Il défend aussi celle de l’argent qu’on gagne et que l’on ne veut pas voir confisquer par le gouvernement», complète Rick, persuadé que «le capitalisme est le meilleur système pour sortir de la misère et donner une chance à tous ceux qui n’en ont pas».
Pas raciste donc, ce Donald Trump qui accuse les Haïtiens de manger les chiens et les chats à Springfield, dans l'Ohio? «Les Noirs de mon église étaient tous travailleurs. Les mamans s’occupaient de leurs enfants. Nous étions tous l’Amérique, conscients de ce que ce pays a pu faire de mal aux Afro-américains dans l’histoire» poursuit June. «Ce que je redoute aujourd’hui avec les démocrates, c’est le climat de vengeance raciale permanente qu’ils entretiennent. On dirait qu’ils veulent notre peau, nous, les Américains normaux qui ont travaillé toute leur vie pour gagner ce que nous avons aujourd’hui.»
Un tour dans la maison de Rick et June, à Cranberry Township, donne une idée de l’imaginaire familial. Les livres posés sur les rayonnages de la bibliothèque sont presque tous des ouvrages historiques, sur la construction du pays depuis la déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776. Une rangée concerne la guerre de sécession de 1861-1865, dont plusieurs grands champs de bataille ont ensanglanté la Pennsylvanie.
Un pays inégalitaire qui se combat grâce au travail
June, en bonne mère de famille précautionneuse, avoue aussi apprécier les livres sur la gestion du budget familial. Elle est également experte en matière de santé, un sujet que son mari, en travaillant pour l’industrie pharmaceutique et les laboratoires, connaît de l’intérieur. L’Amérique sous tous ses angles a rendez-vous à Cranberry Township. La force de sa démocratie au fil des épreuves. La précarité engendrée par les abus des fabricants de médicaments, et les exigences problématiques des assurances privées, qui cherchent à rembourser toujours moins aux patients.
«Vous voulez me faire dire que notre pays est inégalitaire?, interroge Rick, moustache en bataille. Vous avez raison. Mille fois raison. Mais cette inégalité se combat par le travail, la possibilité de réussir, la philanthropie des plus riches, et les contentieux portés par des avocats courageux. Croyez-moi: Elon Musk, ce milliardaire aventurier, est un bien meilleur remède que l’assistance sociale ou l’État providence.»
Le contraste saute à la figure. L’intérieur de la jolie maison de June et Rick, en lisière d’une des forêts de Cranberry Township, pourrait difficilement être plus paisible. Rien à voir avec les villes moyennes de l’Ohio ou du Michigan que nous avons traversées en camping-car (RV), où la désindustrialisation et les pertes massives d’emplois ont tout ruiné: les paysages, l’habitat, la solidarité, la vie de la communauté rythmée par la trilogie américaine famille-religion, travail.
Donald Trump n’est donc pas que le candidat des colères et des fous furieux hostiles à la mondialisation, ce cancer contre lequel leur cri de ralliement est le fameux «Make America Great Again».
«Kamala, c’est l’équivalent américain de Lénine»
June, qui vient de se casser le bras droit lors d’une chute, me regarde avec le sourire, son chien sur les genoux. Ses mots sont pesés. «Interrogez les partisans de Kamala Harris. Ils veulent, grosso modo, prendre l’argent des Américains pour le redistribuer. Mais à qui? Comment? Pour quoi faire? Kamala, c’est l’équivalent américain de Lénine. Oui, le Lénine qui a fondé l’URSS! Elle veut transformer ce pays en un État communiste où le gouvernement est responsable de tout. Ce n’est pas ça, l’Amérique! Ce ne sera jamais ça.»
Dans les années cinquante, au moment où les États-Unis dominaient le monde et s’engageaient dans la guerre froide contre l’Union soviétique, un homme assénait des formules de ce type au Congrès, à Washington: Joseph McCarthy, sénateur du Wisconsin, l'un des sept États clé pour cette présidentielle de 2024. «Aujourd’hui, nous sommes engagés dans la lutte finale contre l’athéisme communiste et la chrétienté», répétait à tour de bras cet élu réactionnaire qui pratiquait la chasse à l’homme à Hollywood, pour débusquer les présumés acteurs, producteurs et réalisateurs communistes.
June et Rick, émules de McCarthy, 70 ans plus tard? Je raconte ma rencontre à Catherine Lalonde, responsable du parti démocrate dans ce même comté de Butler. Catherine est canadienne d’origine. Elle garde une distance vis-à-vis de son pays d’adoption: «Le vote Trump, dans nos petites villes confortables, est d’abord un refus du changement. C’est l’ultra conservatisme de la bourgeoisie. Trump est le candidat de l’argent roi et des «deals» (transactions) dans tous les domaines. C’est l’Amérique dans laquelle ils ont toujours vécu.»
Les ploucs? C’est nous
June et Rick nous raccompagnent sur le pas de la porte. Notre RV de trente pieds, sorte de container posé sur six roues, est presque incongru dans cette allée soignée, où le gazon est bien tondu et les haies bien taillées. Je lance à Rick, en riant, que «c’est nous les «ploucs, ici». Après lui avoir rappelé que Lénine et les siens firent la Révolution russe de 1917 dans le sang, et que beaucoup de trumpistes reprochent à Kamala Harris et au parti démocrate d’être au service de l’argent des milliardaires de la tech de la Silicon Valley, comme nous l’avons entendu à Lansing (Michigan) dans la bouche de Marty et Laura Wolford.
La réponse de Rick fuse, immédiate: «Kamala Harris veut que l’État fédéral nous dirige, comme au moment du Covid. C’est ça, le léninisme en version américaine. Vous dites que Trump est fou? Peut-être en partie. Mais il est, comme Musk, pour la liberté. Ce pays a beaucoup plus besoin de milliardaires fous que de bureaucrates cinglés.»
Prochaine étape: De Pittsburgh à Gettysburg, Lisa Freeman et l’espoir des démocrates