Vincent Jeanbrun est un élu de banlieue française comme les autres. Enfin, presque. Le maire de la ville de L’Haÿ-les-Roses, dans le Val-de-Marne, à 30 minutes en voiture au sud de Paris, est désormais le visage des élus visés et agressés par les émeutiers. Ce lundi à la mi-journée, des centaines de ses collègues se sont rassemblés devant leurs mairies pour protester contre la montée de la violence contre les symboles de la République, à commencer par leurs personnes et leurs familles.
La femme de Vincent Jeanbrun et leurs enfants étaient à l’intérieur de leur pavillon dans la nuit de samedi à dimanche, lorsqu’une voiture bélier a été lancée contre leur portail. Peur, fuite, panique familiale... Depuis, l’édile, qui a grandi dans sa commune avant d’en être élu maire en 2014, est devenu la preuve de la dérive criminelle d’une partie de la jeunesse urbaine.
Colère contre les institutions
Le pire n’est toutefois pas, pour ces élus, de se retrouver face à un tel climat de violence. Depuis des années, les maires répètent qu’ils paient, en France, le prix des colères contre les institutions. Ils disent sans cesse «être à portée de baffes», quelles que soient leurs conditions de réélection. «Le maire, c’est celui à qui on s’en prend physiquement dans un pays où le civisme se délite», nous explique le politologue Roland Cayrol, auteur de «Mon voyage au cœur de la Ve République» (Ed. Calmann-Lévy).
Cette fois, une autre réalité est encore plus terrible à accepter: l’identité des casseurs, des pilleurs et des agresseurs. Ils ont le visage recouvert de cagoules et de foulards. Mais les maires, au fil des comparutions judiciaires immédiates, réalisent que ces garçons transformés en émeutiers viennent de familles connues de leurs mairies, socialement suivies et aidées. «Ce que je ne comprends pas, c’est qu’ils ne retiennent rien», confirme un élu à Blick. Il poursuit: «La seule chose qu’ils respectent, c’est le stade. Certains sont venus avec leur mère à la mairie. D’autres vivent dans des logements sociaux fournis par la mairie ou le département. Mais ils s’en foutent.»
Mépris de part et d'autre
Le lien social? Cassé. Le lien républicain? Disparu. Le lien personnel entre les élus et les familles? Il ne compte presque plus. Je me souviens avoir parlé de ce sujet avec un maire démissionnaire: Stéphane Gatignon, ancien élu de Sevran (Seine-Saint-Denis), l’une des villes touchées par les émeutes ces jours-ci. L’intéressé avait, il y a dix ans, défrayé la chronique en réclamant des Casques bleus pour sa ville, après des tirs à balles réelles contre des écoles. «On est pris dans le piège du mépris, m’avait-il dit. L’État nous utilise. Nos mairies dépensent de l’argent sans en avoir le contrôle. On ne peut pas cibler comme il le faudrait. Donc on saupoudre.»
Mépris de la puissance publique et des préfectures qui imposent leurs volontés aux maires et leur compliquent souvent la tâche. Mépris des administrés qui ne voient plus dans les mairies que des guichets. «Le contrat de confiance est rompu», avaient déjà alerté de nombreux maires, voici dix ans, dans une tribune au «Journal du Dimanche». Je me suis souvenu des paroles de Stéphane Gatignon: «Aujourd’hui, les villes de banlieue sont tenues à la gorge. La loi de finances 2018 nous impose de ne pas augmenter nos budgets de fonctionnement de plus de 1,2%: si le gouvernement ne revient pas sur cette mesure, on est morts.» Il avait raison.
Les maires sont agressés par ceux qu’ils cherchent à aider. Ils sont aussi pris pour cible lorsqu’ils sont trop visibles, trop médiatisés, dans des banlieues où tous épient les réseaux sociaux. Vincent Jeanbrun a été le collaborateur de la présidente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse. Il a été l’un des plus jeunes maires de France. Il s’est fait beaucoup d’ennemis dans sa commune avec un projet immobilier controversé qui lui a valu, selon «L’Obs», une plainte contre X pour «favoritisme, détournement de biens publics, prise illégale d’intérêts et trafic d’influence» déposée par l’association Anticor, de lutte contre la corruption.
La réalité? «Être maire, c’est être une cible, surtout dans les villes à forte densité de population proches des métropoles. On ne vit plus dans le monde d’hier des banlieues quadrillées par le parti communiste où tout était 'donnant-donnant'», confirme un ancien élu d’Aubervilliers, à l’est de Paris. Notre interlocuteur était au PCF. Il ne veut pas être cité. Il se souvient: «Avant, dans la banlieue rouge, c’était clair. On te loge, on aide ton père et ton frère à trouver du boulot, mais tout le monde obéit. On n'achetait pas la paix sociale. On l’imposait. On la gérait.»
Aujourd’hui, tout a changé
Et aujourd’hui? «Tout a changé. Les maires de droite ont misé sur les polices municipales. Les aides sociales sont gérées par le département, voire la région. Le maire est une façade qui en prend plein la gueule. C’est à la mairie qu’on vient réclamer quand les autres services publics ne répondent plus…» La compétition politique joue aussi un rôle dans ces villes. La gauche radicale et l’extrême-droite courtisent le même électorat. Elles ont objectivement intérêt aux tensions. Même chose, dans les quartiers musulmans, pour les islamistes qui profitent du discrédit étatique pour s’attaquer à la République. Être maire de banlieue en 2023? «C’est d’abord faire de la résistance», a reconnu, devant les caméras, Vincent Jeanbrun.