Dis-moi si tu as envie de travailler, et je te dirai… que tu n’es certainement pas Français! La blague est facile? Non, elle correspond à la réalité. Du moins après la lecture de la dernière étude sociologique publiée par la Fondation Jean Jaurès, classée à gauche et autrefois proche du parti socialiste. Son titre? «Grosse fatigue et épidémie de flemme: quand une partie des Français a mis les pouces».
Le rejet du travail
Je n’ai fait que reprendre les mots des deux auteurs: le politologue Jérôme Fourquet et le directeur de la Fondation Jérôme Peltier. Je me suis moi-même demandé si c’était une plaisanterie. Mais non: une partie de la population française a bien basculé dans le rejet du travail, voire de toute activité contraignante.
«Beaucoup a été dit et écrit quant à l’apathie dans laquelle se lovait la société française depuis la crise sanitaire, écrivent les auteurs. Cette apathie, qui prend parfois la forme d’un ramollissement généralisé chez les individus, touche à la fois la sphère privée et la sphère collective et démocratique.»
Un mal pas seulement économique
Vous pensez que j’exagère? Que les Français que vous rencontrez, productifs, motivés, résolus à aller de l’avant, ne correspondent pas à ces clichés? Peut-être. Mais le rapport de la Fondation Jean Jaurès insiste. Le mal n’est pas seulement économique, lié par exemple au bas niveau des salaires dénoncé par les syndicats. Il est social et moral: «S’agissant de la sphère privée, on perçoit par différents indicateurs qu’une baisse de motivation est bien présente chez les Français depuis la crise sanitaire: salles de cinéma ayant du mal à se remplir, boîtes de nuit en berne, associations n’ayant toujours pas retrouvé leurs licenciés et leurs bénévoles d’avant-crise… Cette baisse de motivation se mesure par ailleurs objectivement quand on interroge les Françaises et les Français. Depuis la crise sanitaire, 30% des sondés déclarent être moins motivés qu’avant.»
J’ai trouvé ce sujet de la presse française à la «Une» du «Figaro Magazine», l’hebdomadaire conservateur qui, chaque semaine, ausculte les plaies de la France, en même temps que ses atouts incontournables, comme la beauté de ses paysages et de son patrimoine. Pas étonnant. Les lecteurs de ce journal, classés à droite, sont sans doute convaincus de cette démobilisation généralisée. Extrait: «Perte de motivation, grosse fatigue, démissions en cascade dans les entreprises, fragilisation physique et psychologique… Les Français n’ont plus la pêche. Pire: chez beaucoup, qui cèdent à l’irrésistible appel du canapé, le goût de l’effort s’est évanoui.»
Un arrière-plan compliqué pour l’actuel gouvernement de la Première ministre Elisabeth Borne, qui vient de remporter une victoire parlementaire avec l’adoption définitive de sa réforme sur l’assurance-chômage et qui entend bien réformer les régimes de retraite. Dans les deux cas, ces réformes accoucheront d’un système moins généreux. Alors? «Macron est un hyperactif dans un pays de plus en plus flemmard et passif. C’est une contradiction de plus en plus compliquée à gérer», reconnaît devant nous l’éditorialiste Franz-Olivier Giesbert qui vient de sortir le second tome de ses mémoires «La belle époque» (Ed. Gallimard).
Des chiffres rassurants
Rassurez-vous: je me suis plongé dans l’étude de la Fondation Jean-Jaurès. Et j’ai d’abord regardé les chiffres qui devraient nous rassurer, comme celui-ci: près de six Français sur dix «ne semblent pas avoir été affectés psychologiquement par cette épreuve». Ouf. Une nette majorité de nos voisins continuent donc de croire dans les vertus de l’effort et du travail.
Autre chiffre intéressant: entre 37% et 45% des 16-25 ans, selon deux études différentes, s’inquiètent de la surcharge de travail, ce qui suppose qu’ils ont beaucoup à faire. On notera aussi que 55% des personnes interrogées par la Fondation Jean-Jaurès ne se sentent concernés par cette «difficulté à sortir de chez soi» souvent entendue.
La nouvelle flemme française ne serait-elle qu'une sorte de mythe post-Covid? Pas si sûr. Accrochez-vous, ou plutôt, relaxez-vous: «L’appel du canapé semble très puissant dans notre enquête, poursuivent les auteurs. Invités à donner leur opinion face à un certain nombre de mots, 74% des Français ont une image positive du 'lit', dont 85% des 25-34 ans. Il en est de même pour le canapé: quand 59% indiquent avoir une image positive de ce mot, c’est le cas de 72% des 25-34 ans. Signe des temps, Le Petit Robert a annoncé que le terme 'chiller' (de l’anglais 'to chill': prendre du bon temps à ne rien faire) fera son apparition dans son édition 2023.»
Pour l’OCDE, la France demeure un pays très productif
Le mieux, pour essayer d’avoir une vue équilibrée, est de comparer ces chiffres à d’autres statistiques. Rappelons par exemple que les Français travaillent environ 1585 heures par personne et par an (moyenne mondiale de 1 902 heures), ce qui n’est pas si mal. Rappelons aussi que les actifs Français, classés à la 11e place en termes de productivité par l’OCDE, travaillent 5% de plus que les Allemands et 10% de plus que les Italiens, au même niveau que les Britanniques.
Certes, la Suisse arrive en seconde position. Mais l’écart n’est pas si grand. Avec quand même cette nuance, exprimée en 2021 par l’économiste Gilbert Cette dans les colonnes de Libération: «Si, avec un taux de chômage à 8%, on est aussi productif que l’Allemagne avec un taux de chômage de 3%, c’est parce que nous laissons au bord de la route des gens qui sont moins productifs que la moyenne.»
Manque de moral, d’envie, de niaque
Qu’est-ce qui ne va pas alors? La réponse tient un mot: le moral. L’envie. La niaque. Avec, comme raisons invoquées pêle-mêle, la baisse du pouvoir d’achat, les faibles rémunérations, la pandémie qui, avec la généralisation du travail et le filet social de l’assurance chôme lors du passage au temps partiel, a cassé le rythme habituel de travail. La «grande démission» en est le résultat: «Selon nous, cette vague de démissions dit aussi beaucoup de l’accélération de la modification du rapport au travail des Français, la crise sanitaire étant venue booster une tendance déjà à l’œuvre préalablement», juge l’étude de la Fondation Jean Jaurès.
«Durant la pandémie, près de onze millions de salariés ont été mis en chômage partiel, période au cours de laquelle beaucoup se sont interrogés sur le sens de leur travail, poursuit le texte. Dans les secteurs peu rémunérés, où les contraintes horaires sont pesantes (travail en soirée, le week-end, en horaires décalés…) et où la pénibilité des tâches ou de l’environnement de travail est importante, toute une partie des salariés n’ont pas repris leur poste, entraînant des pénuries de main-d’œuvre dans l’hôtellerie-restauration, les services à la personne, ou bien encore le transport routier et le gardiennage […]. Ce contexte explique sans doute en partie pourquoi notre enquête montre que les actifs français sont moins enclins à se donner corps et âme au travail et qu’une forte minorité a clairement perdu en motivation. Depuis la crise sanitaire, si la majorité des actifs (51%) affichent une motivation inchangée, 37% se disent en effet moins motivés qu’avant dans leur travail.»
La révolution, version canapé
Dis-moi si tu as envie de travailler, et je te dirai… que les employeurs français (et étrangers installés en France) commencent à sérieusement s’inquiéter. Exemple pour Alain Roumilhac, président du géant de l’interim Manpower, interrogé par «Le Figaro Magazine»: «Les salariés français sont moins prêts à se dévouer corps et âme pour leur entreprise, à tout accepter. Ils se disent: 'J’ai confiance en moi et en plus le marché est porteur'. Les gens veulent qu’on les prenne pour ce qu’ils sont, qu’on leur propose du coaching, des opportunités… Ils réclament de la nouveauté.»
Flemme ou volonté de changement? Les Français, en choisissant leur canapé, font peut-être simplement… la révolution autrement!
A lire: «Grosse fatigue et épidémie de flemme: quand une partie des Français a mis les pouces». Rapport de la Fondation Jean Jaurès.