Connaissez-vous un pays où le fait de travailler à l’âge adulte devient un objet de débat national? Si tel n'est pas le cas, c’est que vous habitez hors de France, ou que vous n’êtes pas branchés sur les médias français. Car de côté-ci de la frontière, l’heure est à la psychanalyse collective depuis que l’ex-candidat présidentiel du Parti communiste a mis les pieds dans le plat le 11 septembre.
Travail trop mal rémunéré
A la fête de «L’Humanité», journal quotidien de son parti fondé en 1904 par Jean Jaurès, Fabien Roussel a renvoyé dans leurs buts tous les partisans d’une société libérée des contraintes du boulot. «La gauche doit défendre le travail et ne pas être la gauche des allocations et minima sociaux», a-t-il asséné. Une citation que le patronat français pourrait presque reprendre à son compte. «En France, le travail rémunère mal et son coût est élevé», avait de nouveau regretté en août Thibault Lanxade, l’ex-numéro 2 du MEDEF, le mouvement des entreprises de France.
L’affaire aurait pu s’arrêter là. Mais au pays des 35 heures hebdomadaires de travail instaurées en l’an 2000, sous le gouvernement socialiste de Lionel Jospin, l’opposition bat son plein depuis presque un demi-siècle entre les supposés tenants du «productivisme» et les défenseurs de «l’économie du bien-être» basée sur une plus grande place accordée aux loisirs, à la famille et aux occupations associatives.
La rupture de 1981
A l’origine de ce grand malaise? L’arrivée de l’union de la gauche au pouvoir en 1981, avec l’élection du socialiste François Mitterrand à la présidence de la République. L’une des premières décisions de celui qui sera bientôt surnommé «Le Sphinx» – politicien de droite sous la quatrième république réincarné en héraut de la gauche sous la cinquième, après 1958 – est de créer un Ministère du temps libre. Dans la foulée, les réformes sociales se multiplient. La cinquième semaine de congés payés et la semaine de 39 heures, intégralement compensée, sont instaurées. En 1988, sous le second mandat mitterrandien, un revenu minium d’insertion (RMI) est créé, soit un plancher social pour tous. Tandis que sur le plan électoral, le Parti communiste, parti par excellence des travailleurs, se liquéfie dans les urnes: 15% des voix pour le PC à la présidentielle de 1981, puis 8% quatorze ans plus tard.
78% des employés attachés à leur entreprise
Et les Français dans tout ça? Sous la pression d’un chômage massif (entre 7 et 11% de la population active depuis trente ans) et de la désertification industrielle (900 usines ont fermé ces trois dernières années), le travail a, sans surprise, cessé d’être un repère. Même si un sondage de 2021 montre que 78% des employés restent attachés à leurs entreprises, et qu’un autre, réalisé en 2022, montre que 56% des gens jugent le travail «comme une contrainte nécessaire», la fracture est patente. Selon l’IFOP, 44% des Français voient dans leur emploi un moyen de s’épanouir. Moins d’un français sur deux!
«Les gens cherchent un art de vivre. Leur objectif est le bonheur», confirme le sociologue et éditeur Jean Viard. Au point que depuis la fin de la pandémie de Covid-19, la «grande démission» menace, et l'angoisse d'une prochaine réforme des retraites attise les colères. «Si les gens pensent que leur travail n’a pas de sens, ils s’en vont, poursuit le sociologue. On est au cœur d’une vague de changement. Les Français sont habités par une question centrale: 'Qu’est-ce que je fais de la vie qui me reste?'»
Le mot «paresseux» s’est installé dans le débat public
Conséquence: le mot «paresseux» s’est installé dans le débat public. «La France a une incroyable paresse. Quand nous travaillons, nous le faisons aussi bien que dans les autres pays développés. Le problème est que nous travaillons beaucoup moins qu’eux. Comment convaincre les Français que cela doit changer?», s’interrogeait déjà, en 2018, l’ancien patron de la banque Crédit Lyonnais Jean Peyrelevade. En ajoutant: «La question préalable à toute réflexion devrait donc être: comment convaincre qu’il nous faut travailler davantage?»
Au début de son mandat présidentiel, Emmanuel Macron a entonné le même refrain. «Je ne céderai rien, ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes», déclarait-il lors d’un déplacement en Corrèze en 2010. Tollé. La paresse devient une bombe politique qui explose régulièrement sous les pieds des patrons. En 2013, un patron américain, Maurice Taylor, alors repreneur annoncé du fabricant de pneumatique Goodyear, avait pris le pays à témoin. «Les salariés français touchent des salaires élevés mais ne travaillent que trois heures. Ils ont une heure pour leurs pauses et leur déjeuner, discutent pendant trois heures et travaillent trois heures. Je l’ai dit en face aux syndicalistes français. Ils m’ont répondu que c’était comme ça en France.»
«La rengaine est toujours la même: nous sommes des cossards»
Un autre journal économique, «La Tribune», juge alors indispensable de corriger le tir: «La rengaine est toujours la même: nous sommes des cossards et finalement si notre économie se porte aussi mal c’est parce que vous et moi nous nous tournons un peu trop souvent les pouces. […] Or la productivité française est donc l’une des plus élevées au monde. Les Français travaillent environ 1500 heures par an quand les Américains travaillent 1800 heures. Comment dans ces conditions redonner un tant soit peu d’espoir à des millions de travailleurs salariés en souffrance qui ont le sentiment que ce qu’ils font n’est ni jamais suffisamment bien, ni jamais suffisamment assez?»
La nouveauté est que ce débat existentiel déchire aujourd’hui la gauche française. Le Parti communiste a compris qu’il doit reconquérir les travailleurs. Les écologistes et la gauche radicale assimilent de plus en plus le travail à une valeur de droite, comme vient de le faire la tonitruante députée écolo Sandrine Rousseau. «Les Français sont-ils paresseux? Peut-être pas, mais ils manifestent une nette préférence pour les loisirs», rigolait il y a dix ans l’«Irish Times», après la publication d’une étude du Fonds monétaire international (FMI) d’où ressortaient les 36 jours fériés annuels français (onze seulement reconnus par la loi), et les 44 jours de congés pris en moyenne par les fonctionnaires.
«Éloge du travail»
Un ancien député de droite, Jérôme Chartier, a même publié un «Éloge du travail» (Ed. Grasset) dans lequel il compare les cultures catholiques et protestantes: «La France, nul ne l’ignore, entretient de mauvaises relations avec l’idéologie du travail - qui, culturellement, reste associé au 'Tripalium', c’est-à-dire au fardeau, à la souffrance. Sur ce point, elle se distingue des pays de culture 'réformée' où le travail, à l’inverse, est entendu comme un accomplissement de soi, comme une réalisation de l’individu.» Au service d’une conviction: «La crise actuelle nous contraint de modifier cet état de choses: impossible, désormais, de 'travailler moins' et de vivre à crédit.»
Un ancien président français, Nicolas Sarkozy, croyait avoir déniché le «Graal» électoral avec sa formule «Travailler plus pour gagner plus», slogan de sa campagne victorieuse de 2007. Bien vu. Selon l’IFOP, 91% des Français estiment que le travail ne paie pas suffisamment par rapport au coût de la vie. 56% d’entre eux estiment toutefois travailler «suffisamment». Avec une ironie: ce sont les retraités, avec leur vie professionnelle derrière eux, qui estiment en majorité que les Français ne travaillent pas assez!