Par quelle plainte commencer? Elles abondent. Elles se multiplient. Elles font presque chaque jour la «une» des médias français. Leur objet: harcèlement sexuel et viol.
Leurs cibles? Pour l’essentiel des hommes de pouvoir, soit célèbres comme l’ancien présentateur de télévision Patrick Poivre d'Arvor ou l’ancien ministre de la transition écologique Nicolas Hulot, soit influents sur le devant de la scène politique ou en coulisses, comme le ministre tout juste écarté Damien Abad, le maire inamovible d’Issy-les-Moulineaux (sud de Paris) André Santini, ou le nouveau président de la Commission des finances à l’Assemblée nationale Eric Coquerel.
Abusées, droguées, molestées, violées
Les plaignantes? Des femmes qui affirment avoir été abusées, droguées, molestées, violées, voici parfois plus de dix ans par les intéressés. Preuve de l’épidémie de plaintes: l’une des affaires en cours vise même une femme, l’actuelle ministre de la francophonie Chrysoula Zacharopoulou, gynécologue de profession, accusée par trois de ses ex-patientes de les avoir violées. Il arrive toutefois que les plaignants soient des hommes, comme dans le cas d’André Santini (contre lequel une enquête vient d’être ouverte) ou de l’ex-candidat à la présidentielle François Asselineau (mis en examen pour harcèlement sexuel contre un de ses collaborateurs).
Un cycle infernal
Impossible, aujourd’hui, d’échapper en France à ce cycle infernal sur lequel beaucoup d’observateurs s’interrogent. Le pays de Voltaire a-t-il à ce point tu, pendant des décennies, les violences sexuelles commises dans l’ombre du pouvoir sous toutes ses formes: télévisuel, sportif ou politique? La vague #Metoo importée des Etats-Unis a-t-elle donné aux femmes françaises le courage qui leur manquait jusque-là pour dénoncer les comportements de leurs collègues et supérieurs masculins? Ou assiste-t-on à un funeste mélange des genres, où les plaignantes sont instrumentalisées dans le cadre de règlements de compte, pour «tuer» la carrière de tel ou tel, surtout lorsqu’il décide de quitter sa formation politique d’origine comme c’est le cas pour l’ex-ministre Damien Abad, qui a choisi le camp d’Emmanuel Macron après la réélection de ce dernier en abandonnant séance tenante son parti «Les Républicains» (droite) dont il présidait le groupe parlementaire?
La vérité, du côté des femmes
La vérité? Certaines affirment qu’elle est obligatoirement du côté des femmes. C’est le cas de Sandrine Rousseau, universitaire et passionaria féministe tout juste élue députée de Paris pour la Nouvelle Union Populaire de Jean-Luc Mélenchon. C’est aussi le cas de Mathilde Viot, cofondatrice de l’observatoire des violences sexuelles et sexistes en politique. Idem pour Caroline de Haas, l’une des lobbyistes les plus en vue de la cause anti-harcèlement dans les entreprises.
Toutes estiment, par exemple, que l’actuel ministre de l’intérieur français Gérald Darmanin, accusé de viol et de harcèlement sexuel par une ancienne militante de droite, aurait dû démissionner alors que la justice a requis un non-lieu en janvier 2022. Toutes estiment que la parole libérée est en train de faire exploser les digues du patriarcat républicain. Un patriarcat symbolisé par cette phrase redoutable entendue si souvent: «Tout le monde savait». Comme si les hommes de pouvoir, en France, avaient depuis bien trop longtemps bénéficié d’une impunité sexuelle désormais devenue intolérable.
«Tout le monde savait»?
«Tout le monde savait»? A lister les délits dont les intéressés – qui tous bénéficient de la présomption d’innocence, souvent foulée aux pieds – sont accusés, la responsabilité collective des élites françaises est engagée. Fellations dans les bureaux de TF1 pour PPDA, l’ex-présentateur vedette. Baisers par surprise et tentative de fellation forcée dans une voiture pour Nicolas Hulot. Agression sexuelle après avoir mis de la drogue dans un verre pour Damien Abad.
Impossible, à ce stade, de ne pas se souvenir du scandale du Sofitel de New York le 14 mai 2011, lorsque le prétendant à la présidence de la République Dominique Strauss-Kahn, alors patron du Fonds monétaire international, fut accusé par une femme de chambre de l’avoir violé (bilan: une transaction financière pour éviter le procès).
Impossible d’oublier ces chiffres glaçants: 65% des Françaises, selon un sondage paru en 2016 dans «Libération», estiment que leurs collègues ont du mal «à maîtriser leur désir sexuel». Mais attention: 24% seulement des personnes interrogées considéraient alors qu’une fellation relève de l’agression sexuelle. Et 26% affirmaient que lorsqu’une victime ne résiste pas aux menaces de son assaillant, ce n’est pas un viol, mais une agression sexuelle. Depuis, #Metoo est passé par là…
Culture du viol
«Une France empreinte de la culture du viol», titrait alors le quotidien de gauche en alignant deux chiffres problématiques de cette enquête de l’institut IPSOS: entre 85'000 et 95'000 viols ou tentatives de viol sont toujours perpétrés chaque année en moyenne en France, soit au minimum 230 par jour! Un chiffre qui pourrait dépasser les 200'000 en incluant les mineurs, premières victimes des violences sexuelles. Autre réalité: seules 10% des plaintes pour viol déposées aboutissent aux Assises.
La vérité est malheureusement que plusieurs réalités s’entrechoquent. D’un côté, la «grivoiserie» à la française a longtemps régné et se justifie encore pour certaines femmes politiques, comme l’ex-députée catholique Christine Boutin, inquiète de voir cette accumulation de plaintes «abîmer profondément les relations entre les hommes et les femmes». De l’autre, la complicité entre journalistes et politiques a souvent occulté les faits au sein d’une élite de pouvoir dominée par les hommes. «Nous ne sommes pas la Génération Giroud, écrivait en 2015 un collectif féministe de journalistes. Au tournant des années 1970, la cofondatrice et rédactrice en chef de «L’Express», première femme à diriger un grand hebdomadaire généraliste, avait mis le pied à l’étrier d’une flopée de ses jeunes et belles congénères. Entre cliché machiste et efficacité éditoriale, Françoise Giroud était alors persuadée que les hommes politiques se dévoileraient plus facilement face à des femmes. Quarante ans plus tard, nous, la génération de femmes journalistes chargées de couvrir la politique française sous les présidences Sarkozy et Hollande, vivons au quotidien cette ambiguïté, souvent entretenue par les hommes politiques.»
Le règne infernal des rumeurs
Dernier élément: la pression des réseaux sociaux et le règne infernal des rumeurs dans une République traditionnellement portée sur les alcôves. Le sexe fait vendre. Les accusations sexuelles rendent presque impossibles une défense audible. Le sexe est, depuis toujours, une réserve inépuisable de faux témoignages. On se souvient qu’au début des années 2000, l’ancien maire de Toulouse Dominique Baudis avait été injustement et faussement accusé de turpitudes sexuelles. «Sexe et politique ont toujours fait bon ménage en France… à condition que cela ne dépasse pas les coulisses du pouvoir», argumentait l’hebdomadaire «Le Point» en 2020.
La nouvelle Première ministre, Elisabeth Borne, a tranché. «Il est essentiel que la parole des femmes se libère, et qu’elles portent plainte, a-t-elle justifié ce lundi, lors de l’annonce de son nouveau gouvernement sans Damien Abad. Il est aussi essentiel que la définition et la recherche des responsabilités soient le travail de la justice. Il y a un devoir d’exemplarité des responsables politiques.»
Une phrase qu’elle a sans nul doute ciselée avec Emmanuel Macron à l’Elysée, ce palais où un président, Félix Faure, mourut le 16 février 1899 dans les bras de sa maîtresse, en position compromettante. Ce que l’intransigeant Georges Clemenceau résuma d’une phrase, si impitoyable et si française: «Il se voulait César, il ne fut que Pompée».