Il faut passer les portiques sécurisés, attendre un ascenseur. Puis, monter, monter, monter… Les portes d’un salon s’ouvrent. Au fond, Patrick Bruel est enfoncé dans un fauteuil défraîchi. Il pianote sur son téléphone. Derrière lui, la vue sur Genève est à couper le souffle.
Ce 10 novembre 2022, l’époque de la «Bruelmania» est aussi derrière lui. Mais le chanteur et acteur français aux nombreux tubes sait encore séduire. Et vendre ses projets. Celui du jour? Son 10e album studio, «Encore une fois», dévoilé ce vendredi.
Une occasion en or de demander à l’artiste de marquer une pause, de prendre un peu de hauteur. Mais le temps est compté: je dispose d’une quinzaine de minutes — qui doit permettre à ma collègue Gabby de préparer son set up pour l’interview filmée qui va suivre — et l’homme de 63 ans parle beaucoup… Enormément, même.
Il aborde sans fausse pudeur ses liens avec ses deux fils, Oscar et Léon, nés en 2003 et en 2005, qui vivent à Los Angeles avec leur maman. Il se confie aussi sur son quasi burn-out, son rapport à l’amour, à la drogue — plus particulièrement la cocaïne — ou encore à la politique. Avant de se mouiller sur cette gauche «humaniste et universaliste» dont il se revendique et qui ferait fausse route en s’acoquinant avec la gauche radicale. Interview.
Comment allez-vous, Patrick Bruel? Ça fait un moment qu’on ne vous a plus vu en Suisse.
Ça va bien! Et je suis heureux d’être à Genève aujourd’hui. Bien sûr, le rythme est un peu effréné car je fais beaucoup de choses en parallèle de la sortie de mon nouvel album. Mais je suis très content: l’accueil est bon, j’entends beaucoup de jolies choses à son propos. Et je vais bientôt revoir mes enfants. Donc, vraiment, tout va bien.
Ça fait longtemps que vous n’avez plus vu vos deux fils?
La dernière fois, c’était à la mi-septembre… Ça commence à faire long.
Vous continuez d’aller les retrouver un mois durant, tous les deux mois, à Los Angeles, où ils vivent avec leur maman, l’écrivaine Amanda Sthers?
C’était comme ça avant le Covid. Cette organisation a été bousculée par les événements. Actuellement, c’est différent. Dès que j’ai quelques jours devant moi, je pars les voir. Et eux aussi sont beaucoup venus ces derniers temps.
Ce n’est pas usant, de devoir autant voyager?
Les onze heures d’avion, ça ne me fait pas peur. Ça représente trois films, un bouquin, un scénario, quelques heures de sommeil… et puis hop! On est arrivé.
Après avoir atterri sur la côte ouest, c’est aussi l’occasion pour vous de faire un vrai «break», de couper avec votre quotidien chargé?
Oui, j’ai une vie très différente là-bas! C’est un peu plus «à l’arrêt».
Pourtant, vous chantez, dans votre nouveau titre, «Pouce», une certaine incapacité à dire «stop», à prendre une pause. Qu’est-ce que vous voulez nous dire? Vous frisez le burn-out?
C’est arrivé, oui. Bien sûr… Heureusement, je suis souvent rattrapé par le bon sens. J’ai, en général, un bon instinct.
Vous n’êtes vraiment pas passé loin de la catastrophe?
Quand j’y pense, le confinement a été une expérience très intéressante pour moi. Sans, je ne me serais jamais arrêté de la sorte. Et je dois avouer que ça a été salutaire. J’ai pu prendre du temps pour me ressourcer, pour lire, pour avoir un autre rapport avec la vie quotidienne, les tâches ménagères, avec la nature, avec le silence, avec les autres et, surtout, avec moi-même.
Mais, une fois l’effet de nouveauté passé, cette routine calme, sans concert, n’a pas fini par être pesante? Vous le dites vous-même: vous êtes un animal de scène, vous avez besoin de rencontrer votre public.
Non, parce que je n’ai jamais perdu le lien! J’ai donné quelques spectacles sur Facebook depuis chez moi et j’ai adoré le faire. Au début, j’avais le sentiment que c’était très confidentiel, que presque personne ne les regardait.
Environ 20 millions de vues plus tard, vous comprenez que cette perception initiale n’était pas vraiment la bonne…
(Il sourit) C’était à la fois bizarre et impressionnant. Ensuite, quand on a été libérés, j’ai dit à tous ces gens que, comme ils étaient venus par millions dans mon salon, j’allais prendre ma guitare pour venir à leur rencontre. D’où ma tournée acoustique qui a duré un an, durant laquelle j’ai parcouru les petites salles. C’était super émouvant!
Et là, quand allez-vous remonter sur scène pour défendre votre nouveau disque?
Nous allons le décider bientôt. Nous avons terminé notre précédente tournée en octobre et je ne me voyais pas en annoncer une nouvelle en novembre. Les gens se seraient dit: «Le mec est fou!» Nous réfléchissons d’abord à des lieux puis nous regarderons pour les dates. A priori, comme je tourne en ce moment une série franco-israélienne, ça pourrait être fin 2023 ou début 2024. Dans ces eaux-là.
Le fil rouge de votre album, c’est trouver la force de remettre les compteurs à zéro, arrêter de regarder en arrière. C’est avec cette lecture que vous repartez pour un tour?
Quand tu te lances dans un nouvel album, une nouvelle audace, une nouvelle aventure professionnelle, rien ne dit que les gens seront encore là, qu’ils auront encore envie de t’écouter. Rien n’est acquis. Tu repars à zéro. À chaque fois.
Ce grand saut dans le vide qui se répète, même si vous restez auréolé de votre bagage, ça vous effraie?
Non, «effrayer» n’est pas le bon mot. Mais j’ai une approche honnête et lucide de l’évolution du marché. La situation n’est plus la même qu’avant. J’ai cependant la chance de faire partie des artistes qui «streament» un peu: ce n’est pas le cas de beaucoup de ceux de ma génération. Et sinon, le message de mon album, c’est repartir. Se relever après une déception amoureuse, amicale ou professionnelle. On a l’impression que le monde s’écroule sous nos pieds, que rien ne pourra nous relever. Puis, tout à coup, on lève la tête et il y a une lueur.
C’est quoi, cette lueur?
Ça peut être un sourire, une main tendue… Quelque chose qui se passe et qui fait que ça repart. Souvent — pas toujours! — c’est lié à l’amour. C’est une force incroyable! L’amour vous pousse, vous donne des ailes, même. Cette expression est vraie. En revanche, «vivre d’amour et d’eau fraîche», je n’ai jamais compris cette phrase.
Ah bon?!
Je trouve ça très incompatible. Quand on est amoureux, on a envie de manger un peu et, surtout, de partager un bon verre de vin! (Rires)
Quand vous regardez toutes ces fois où vous étiez à terre, ça vous évoque des regrets?
Non. Parce que tout ce qui vous arrive fait partie de votre construction. On me demande parfois ce que je changerais dans mon parcours. Ma réponse est toujours la même: rien. Ou, alors, tout! Une autre vie, totalement différente, où j’aurais rencontré d’autres gens. Mais, le problème, c’est que je n’aurais pas eu mes enfants. Difficile d’envisager ma vie sans ces deux-là… Et puis, j’ai plutôt été gâté. Alors pourquoi s’imaginer faire d’autres choix?
A propos de vos choix, il y a une chanson très forte dans votre CD: «La chance de pas». C’est une mise en garde contre la cocaïne. Vous en parlez parce que vous en avez vous-même déjà consommé?
Jamais! J’ai justement eu la chance «de pas» céder, «de pas» glisser, «de pas» être tenté, «de pas» consommer. Donc «de pas» connaître et «de pas» avoir à résister.
Alors, à qui vous adressez-vous à travers ce texte?
À une, voire deux, voire trois, voire cinq personnes de mon entourage qui ont glissé. Je les matérialise en une seule. La chanson est née de conversations, de certaines images, certaines phrases… Cette description assez terrible de ce train dans lequel on monte après y avoir été invité. On s’assoit à la meilleure place, dans le meilleur wagon, à côté du conducteur. Tout est parfait, on n’a absolument pas envie de descendre. En plus, ça va à 300 km/h. Mais ces 300 km/h vous mènent dans le mur.
Vous voulez les aider à tirer sur le frein d’urgence?
Quand on s’en rend compte — il n’est jamais trop tard, c’est difficile de sauter d’un train qui avance à 300 km/h. C’est là qu’on a besoin d’aide. Je ne suis pas dans le jugement. En tout cas pas concernant les gens qui consomment ou qui ont consommé. Parce qu’on ne peut jamais savoir dans quelles circonstances ils l’ont fait. En revanche, je n’ai aucune indulgence avec ceux qui ont insidieusement permis la première approche et commencé à en fournir.
Vous en parlez avec vos enfants?
Beaucoup! C’est nécessaire de faire de la prévention. Il faut un discours intelligent et donc éviter la morale ou le jugement. Je suis content que vous souligniez cette chanson, elle est importante.
Je la souligne parce que durant votre carrière, vous avez mené beaucoup de combats, politiques ou humanitaires. Aujourd’hui, lequel compte le plus pour vous?
(Il réfléchit plusieurs secondes) Celui contre la cocaïne, c’est un combat concret. Après, dans mon autre chanson, «On en parle», j’aborde beaucoup de sujets. J’y décris le délitement d’une société, le manque de communication, le repli sur soi provoqué par une crise importante, par des écarts de richesse invraisemblables et des écarts salariaux beaucoup trop importants. Ou encore par des absurdités comme la différence inexplicable entre ce que gagnent les femmes par rapport aux hommes. Toute la chanson est jonchée de références à des événements. Et à cette utilisation sans code des réseaux sociaux.
Vous n’aimez pas Twitter?
Il n’y a plus aucune règle sur ces plateformes. On nous a donné une magnifique Ferrari, qui va elle aussi à 300 km/h. Et, si on n’a pas le permis, on va dans le mur. C’est dommage, car ce sont de beaux outils qui permettent une ouverture fantastique sur le monde. Mais c’est devenu le tribunal de la rue. Ça remplace le café du commerce qui, lui, à l’époque, était au coin de la place et concernait uniquement les gens du quartier. Là, un tweet peut s’embraser et se diffuser d’une façon complètement folle.
L’extrême-droite est très puissante sur ces réseaux sociaux. Ça nous ramène à l’un de vos plus vieux combats: celui contre le Front national, aujourd’hui nommé Rassemblement national. Ce parti n’a jamais été aussi représenté à l’Assemblée nationale. Vous craignez l’après Emmanuel Macron?
Je trouve assez sain qu’il y ait une représentation nationale de cette réalité politique. Ce qui est bien avec cette présence, c’est que nous sommes maintenant capables de voir ce que ça peut donner. De voir le vrai visage ou le niveau de compétence. Mais, la question la plus importante, c’est pourquoi les gens se retrouvent dans ce discours populiste, que ça soit celui d’un côté comme de l’autre?
Oui, pourquoi?
Emmanuel Macron s’est assis au milieu du coussin et il s’est assis tellement fort qu’il en a fait monter les deux extrémités. Mais, s’il a pu prendre une telle importance, c’est que la place était vacante.
De quelle place parlez-vous?
Celle laissée par la droite républicaine qui doit se reconstruire, tout comme le Parti socialiste. Sauf que là… Le Parti socialiste fait des choix qui m’apparaissent comme étant très spéciaux, voire opaques. En tout cas complètement incompréhensibles.
Vous faites allusion au rapprochement avec la France Insoumise?
Je suis de la gauche humaniste et universaliste. Celle de Mendès, Rocard ou Edmond Maire. Donc, comme je le dis ce matin dans «Le Point», sacrifier ses valeurs pour quelques sièges à l’Assemblée, pour moi, ça ne passe pas. Je ne comprends pas cette alliance à gauche (ndlr: la Nupes, qui réunit notamment la France Insoumise, le Parti socialiste, le Parti communiste ou encore Europe Écologie Les Verts).