«Allô?» La voix grave et profonde de Grand Corps Malade résonne au bout du fil. Pas le temps de s’extasier: ce jeudi matin, le slameur, poète auteur-compositeur, interprète et réalisateur français n’a qu’une bonne dizaine de minutes à disposition pour répondre à mes questions.
Celui qui a popularisé le slam dans toute la francophonie se prépare à arpenter les grands festivals de l’été. Fabien Marsaud — son vrai nom — sera notamment à Paléo ainsi qu'à Festi’neuch, le dimanche 12 juin prochain. Un écrin au bord du lac de Neuchâtel qu’il connaît bien, puisqu’il s’y est déjà produit en 2009 et 2016.
Comment casser les solides barrières de l’homme à la béquille, réputé grand pudique? En tentant une plongée inédite dans l’un des sentiments humains les plus forts: l’amour. Interview.
Grand Corps Malade, quel temps fait-il aujourd’hui dans votre cœur?
Il fait très beau, à l’image de l’été qui arrive! Nous avons fait une très belle tournée d’hiver et, après une petite pause — nous avons arrêté la tournée des Zénith en avril, nous abordons maintenant cette saison des festivals, des grandes scènes en plein air, avec beaucoup d’impatience. Nous sommes une super équipe de tournée, on est très contents de se retrouver pour prendre la route. Tout va vraiment bien!
Ce ciel ensoleillé, c’est une météo propice pour parler d’amour?
Oh… Il n’y a pas de saison pour le faire.
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Quelle en est votre définition?
(Il rit puis redevient sérieux.) Dès le matin, il faudrait que je vous donne une définition de l’amour… On est donc dans une interview compliquée. J’en parle dans mes textes mais je ne peux pas vous donner une définition comme ça. C’est indéfinissable.
Je vais quand même vous embêter sur ce thème… Je n’arrive pas à définir si votre duo avec Camille Lellouche, «Mais je t’aime», est une chanson d’amour ou de rupture. C’est parce que l’un ne va pas sans l’autre?
Non, pas forcément. Si vous écoutez par exemple «Dimanche soir», qui est ma chanson d’amour la plus personnelle, la plus autobiographique, parce que j’y parle de l’amour qui dure depuis plus de 10 ans avec ma femme, il n’y a aucune ambiguïté. En revanche, avec Camille Lellouche, nous avons décidé de raconter un amour fictionnel très fort mais compliqué, presque destructeur. Et c’est le but qu’on ne sache pas trop si c’est une chanson d’amour ou de rupture. Il y a plein de moments dans une histoire d’amour où la question se pose comme ça.
Et justement, c’est quoi cette peur du dimanche soir dont votre femme vous a libéré?
Pour vraiment tout vous dire, ce n’était en fait pas moi qui avais peur du dimanche soir. C’était elle. Depuis qu’on se connaît, elle m’a toujours assuré qu’elle n’aimait pas ce moment-là de la semaine. Et, comme déclaration d’amour, elle m’a dit que, depuis qu’on était ensemble, elle n’en avait plus peur. Je trouvais cette phrase très belle. Du coup, je la lui ai piquée. C’est pour ça que je dis dans le refrain: «Et sur ce coup-là, c’est elle qui a trouvé le plus beau thème.»
Toujours dans ce texte, vous dites, qu’avec votre épouse, «une mauvaise passe devient moins profonde que le creux du coude». Cela signifie que votre amour s’est bonifié avec le temps?
Oui, je pense. Comme le bon vin. Avec le temps, on apprend à se connaître, à surfer plus facilement sur les mauvaises passes.
Vous nous livrez votre mode d’emploi pour faire durer un couple?
Ouh là… Si je l’avais formulé, je pense que je pourrais le vendre très cher (rires)! Malheureusement, je ne l’ai pas.
Quand on parle d’amour et de longues relations, il est inévitable de parler aussi de routine. Le dimanche 12 juin, vous vous produirez pour la troisième fois à Festi’neuch. Vous ne craignez pas la lassitude du public, son désamour?
Oh, non! Si le public a envie de venir, c’est qu’il a envie de faire la fête avec moi. Moi, j’arrive avec un nouveau spectacle. Et ça fait quand même plusieurs années que je ne suis pas venu à Neuchâtel. Je ne me fais aucun souci: nous sommes très loin de la routine avec le public neuchâtelois.
Dans la vie comme sur scène, peut-on s’aimer toujours?
Oui et c’est justement important d’éviter la routine. Il faut y faire attention, ne pas se conforter dans les petites habitudes. En amour, en amitié, au travail ou sur scène, il faut toujours essayer d’innover, d’apporter de nouvelles choses, de surprendre.
Parfois, on est cependant contraint de faire le deuil de ceux qu’on aime. Comme dans votre duo avec Louane, «Derrière le brouillard». C’est quoi les coulisses de cette chanson?
Je ne connaissais pas très bien Louane, nous nous étions juste croisés. Mais j’avais très envie de faire un morceau avec elle et elle a accepté l’idée. Nous nous sommes vus dans un café pour définir le thème sur lequel nous allions partir. Nous avons discuté pendant une ou deux heures, Louane est très bavarde! Elle m’a raconté un peu sa vie. Évidemment, j’étais déjà plus ou moins au courant des drames qu’elle a traversés, avec notamment la perte de ses parents très jeune. Quand on regarde son parcours, on se rend compte que la musique était là comme bouée de sauvetage dans chaque période difficile. Elle n’avait jamais raconté cette histoire de cette façon. Donc je lui ai proposé d’essayer de le faire.
Elle raconte cette histoire très personnelle mais sans jamais évoquer précisément ses parents. C’est pour que chacune et chacun puisse s’approprier ses mots en fonction de son vécu?
Oui, bien sûr. J’aime bien écrire comme ça. Il y a des fois où il faut appeler un chat un chat et dire les choses de manière très frontale. Et des fois, rendre la chanson plus imagée, c’est une manière de garder de la pudeur. Mais, comme vous dites, c’est aussi permettre à d’autres de s’approprier la chanson en la faisant résonner avec des épreuves différentes.
Vous vous considérez comme quelqu’un de pudique?
Oui. Je me suis découvert plus impudique dans mes textes. J’y ai de la facilité pour aborder des sujets plus profonds, plus personnels. Mais, dans ma vie de tous les jours, je ne parle pas forcément de choses personnelles. Même avec mes proches. Ceci dit, je fais toujours attention. Quand j’écris un beau texte d’amour, je considère que vous n’avez rien appris sur mon couple ou sur ma compagne. Ça reste des mots sur des sentiments humains mais je ne dévoile rien de ma vie privée. Ce n’est pas le but.
Vous arrivez, dans l’intimité, à dire «je t’aime» à votre femme et à vos enfants comme vous le leur dites dans vos textes?
Ça, c’est ma vie privée. Je ne vais pas vous le dire.
Alors enchaînons. Votre duo avec Suzane, «Pendant 24h», où vous imaginez vivre la vie d’une femme, figure probablement parmi vos morceaux les plus engagés. C’est votre manière d’essayer de faire bouger les lignes?
Je n’ai pas la prétention de changer les choses avec une chanson ou avec un album. C’est juste une manière de montrer que je suis présent dans mon monde et pas dans une bulle éloignée des problèmes de cette société. Après, quand je ressens le besoin de parler d’un thème et que je me sens légitime, je n’hésite pas. Au final, tant mieux si ça fait s’interroger ne serait-ce que deux ou trois personnes lorsqu’elles entendent tel ou tel texte. Mais je n’irai pas jusqu’à dire que je vais changer le monde.
Tout votre dernier album, «Mesdames», est une puissante déclaration d’amour mais aussi une forme de mea culpa. Il s’adresse aux femmes dans leur ensemble, à celles qu’on n’a pas osé aborder, à celles qu’on a aimées, à celles qu’on admire, à celles qui nous sont proches comme pourrait l’être une sœur, à celles qui sont parties. Pourquoi?
Parce qu’elles le valent bien. Il y avait un double objectif. Le premier était purement artistique: me faire plaisir en faisant des duos avec des femmes que j’admire, que j’avais envie de rencontrer et avec qui j’avais envie de partager une chanson. Le second était de mettre à l’honneur les femmes dans un monde toujours inégalitaire et très violent envers elles. C’était un peu l’occasion de faire un petit mea culpa au nom de ce monde-là, de cette société et des hommes.
Programme et billetterie de Festi’neuch: www.festineuch.ch