Attention, c’est de la dynamite. Enfin presque. Personne, bien sûr, ne va se faire exploser en prenant connaissance du rapport sur l’avenir des systèmes français de retraite remis en 1999 par Jean-Michel Charpin au Premier ministre socialiste de l’époque, Lionel Jospin.
Et pourtant: son contenu ressemble à une grenade dégoupillée, au moment où l’Assemblée nationale entame ce lundi 6 février le débat sur le projet de réforme des retraites présenté par le gouvernement. Car tout est dit dans ce document. Tout! La nécessité de réformer le système français, condamné à être chroniquement déficitaire; le besoin de repenser le rapport des entreprises au travail des «seniors», devenus une variable d’ajustement; l’exigence de constituer un fonds de réserve pour protéger les pensions des chocs économiques.
C’était il y a 24 ans! Un quart de siècle! Et depuis, seules deux mini-réformes ont été faite: celle de 2010 (présidence Sarkozy) repoussant l’âge légal de départ à la retraite de 60 à 62 ans, et celle de Marisol Touraine (présidence Hollande) imposant un allongement de la durée de cotisations de 43 ans. Vous croyez rêver? Eh bien, non. Nous avons retrouvé ce rapport et nous l’avons lu.
Retrouvez Richard Werly sur RTL sur les retraites et les dettes
Jospin, le moment du diagnostic
Les circonstances d’abord: le 29 mai 1998, soit un an pile après son arrivée au pouvoir et la victoire de la gauche aux législatives de 1997 (à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale par Jacques Chirac), le Premier ministre PS Lionel Jospin veut tirer toutes les leçons de la crise sociale qui l’a porté au pouvoir: celle déclenchée, durant l’hiver 1995, par la réforme Juppé de la sécurité sociale et (déjà) des régimes spéciaux de retraite.
L’une des premières phrases de sa lettre de mission au Commissaire au plan Jean-Michel Charpin dit tout: «Les échéances ne sont plus très lointaines: 2005 marquera le début du départ à la retraite des générations nombreuses nées dans l’immédiat après-guerre. À partir de cette date, l’équilibre de notre système de retraite deviendra très fragile.»
Pour rappel: Jospin tire un signal d’alarme rendu indispensable par la décision d’un autre socialiste, le président François Mitterrand. C’est lui qui, en 1982, a ramené par ordonnance l’âge légal de départ à la retraite de 65 ans à 60 ans. Sauf que cette conquête sociale est beaucoup trop coûteuse. «Nous devons préparer des adaptations nécessaires de notre système, poursuit Jospin. Ne pas l’anticiper conduirait, dans l’urgence, à prendre des mesures douloureuses.» CQFD!
Un rapport sans appel
Le rapport ensuite. Il est sans appel. Le relire aujourd’hui est, pour les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir à Paris depuis plus de vingt ans, un réquisitoire implacable. Exemple sur le rapport recettes dépenses qui est au cœur du débat: «Les charges de retraite triplent en projection alors que la masse salariale va doubler d’ici 2040», jugent les rapporteurs. Le déficit chronique est donc garanti. Il est, en 1999, déjà connu, disséqué et chiffré.
Autre exemple sur la question des inégalités en fonction de la durée de carrière professionnelle, au cœur du bras de fer entre le gouvernement et Les Républicains (droite), dont le vote est indispensable pour faire passer la réforme sans procédure d’urgence: «Les différences de règles en matière d’âge de la retraite et de durée de cotisation se traduisent par des situations individuelles contrastées», écrivait déjà Jean-Michel Charpin en 1999.
Marges de manœuvre pas suffisantes
Et le clou final: «Quel que soit le scénario macro-économique retenu, les marges de manœuvre financières dégagées par la baisse du chômage ne sont pas suffisantes pour compenser les charges de retraite supplémentaires induites par l’allongement de l’espérance de vie et l’arrivée à la retraite des générations nombreuses d’après-guerre.»
Il y a 24 ans, le diagnostic était déjà limpide. Il contredit tous ceux qui, ces temps-ci, affirment que le système français est soutenable. Pas étonnant que personne n’exhume ce texte, au moment où près de 2 millions de manifestants pourraient à nouveau se retrouver dans les rues ce mardi 7 février.
Les solutions préconisées, enfin. Et là, accrochez-vous! Car l’on a l’impression, ni plus ni moins, que deux décennies ont été presque gâchées sur le sujet, même si un (petit) bout de chemin a été fait en 2010 par le gouvernement Fillon, puis en 2014. Première évidence notée en 1999: une réforme ne peut pas être faite que de chiffres et d’affichage. Elle doit, pour être comprise, porter un projet de société et tenir compte de l’évolution des conditions de vie. «Le problème du financement des retraites est en fait un problème d’arbitrage entre taux de prélèvement sur les actifs, âge de la retraite et niveau de vie relatif des retraités, peut-on lire. La hausse du taux de prélèvement dépend tout autant de l’évolution du ratio nombre de retraités/nombre d’actifs que de celle des niveaux de vie relatifs.»
Obligation de report de l'âge de la retraite
Deuxième évidence: l’âge de départ à la retraite ne peut pas rester inchangé. «La dégradation prévisible du taux de dépendance ne permet pas d’assurer l’équilibre à long terme du système de retraite – à âge de départ à la retraite inchangé – sans augmentation importante du taux de prélèvement ou baisse relative du niveau des pensions. Pour éviter ces deux écueils, un paramètre essentiel d’ajustement est l’âge de départ à la retraite», poursuit le texte de 1999.
Troisième leçon: une bonne réforme doit comporter un volet «à la carte»: «La réforme, pour être acceptée, doit tenir compte de l’âge d’entrée dans la vie active et assurer une liberté de choix aux individus.» Mais pourquoi ces paramètres simples, connus et établis voici 24 ans, n’ont pas été pris en compte et remis tranquillement sur la table par Emmanuel Macron, parti à l’origine (en 2018) sur un projet de réforme «à points» peu compréhensible et ensuite enterré?
Question piège pour terminer: qu’est ce qui a été fait depuis? C’est là que le rapport de 1999 est vraiment explosif. Car personne n’est épargné!
Du côté de Lionel Jospin, Premier ministre d’une France en croissance économique, une seule mesure, recommandée par le rapport Charpin: la création d’un fonds de réserve pour les retraites (FRR) pour équilibrer le régime général de retraites des salariés et les régimes alignés (indépendants, salariés agricoles…) entre 2020 et 2040. Problème: celui-ci devrait s’élever aujourd’hui à 150 milliards d’euros. Or il ne compte que 26 milliards, alors que le déficit programmé du système sera de 13 milliards en 2030. Tout le monde l’a dépouillé et élagué. Fin de l’histoire. Oublié le bas de laine!
La réforme Fillon de 2010
Vient ensuite la réforme Fillon de 2010. Celle-ci a le mérite d’avoir été faite (alors défendue par le ministre du Budget Éric Woerth, aujourd’hui rallié à Emmanuel Macron), mais elle n’a rien de structurel. Elle a relevé l’âge légal de départ à la retraite de 60 à 62 ans, à partir de 2011, et celui de l’âge de départ sans décote de 65 à 67 ans, à partir de 2016. La droite a alors choisi de ne faire qu’un bout de chemin. Rappel: l’élection présidentielle (perdue ensuite par Sarkozy) se profilait au début 2012…
Retrouvez Richard Werly au Nouvel Esprit Public sur les retraites
Et maintenant? Quid des vingt mille amendements annoncés à l’Assemblée nationale par les oppositions qui vont aussi soumettre au vote des motions référendaires, pour que le peuple soit consulté (leur rejet est assuré)? Quelle que soit l’issue des débats parlementaires, très encadrés par l’inclusion de ce projet de réforme des retraites dans un budget rectificatif de la sécurité sociale (qui impose 50 jours maximum de débat, permet d’engager la responsabilité du gouvernement en vertu du fameux article 49.3 ou l’adoption du texte par ordonnances), l’actuel projet fait face à deux énormes obstacles, anticipés par le rapport de 1999.
Trop tard pour cette réforme
Le premier obstacle est que cette réforme vient très tard. «Si l’on veut décaler l’âge de départ à la retraite, il faut pouvoir le faire progressivement pour éviter de désavantager certaines générations et soumettre le marché de l’emploi à un choc soudain», avertissaient les rapporteurs il y a 24 ans. En clair: le choc a lieu en ce moment, sur fond de guerre en Ukraine, de crise énergétique et de baisse du pouvoir d’achat.
Deuxième obstacle: l’absence d’un minimum d’adhésion populaire. «La retraite est l’un des ciments de notre société. Pacte entre les générations, organisant de larges redistributions, il assure la cohésion sociale. Il ne peut donc être réformé sans une large adhésion», jugeait le rapport de 1999. Pas besoin d’en rajouter: la mobilisation sociale massive de ces jours-ci prouve le niveau de colère.
Les préconisations jamais respectées
On se pince enfin quand on lit les préconisations finales de ce rapport-vérité. Celui-ci recommandait en effet:
- de s’assurer ainsi de la pertinence des choix faits par un suivi des effets de la réforme et leurs conditions de mise en œuvre.
- de mettre à la disposition des assurés, des partenaires sociaux, des décideurs une information formalisée et régulière sur les systèmes de retraite: avec la publication de comptes précisément identifiés pour tous les régimes ainsi que de leurs perspectives, remises à jour par exemple tous les trois ans.
- de proposer des inflexions voire de nouvelles dispositions visant à assurer la pérennité du système à long terme.
1999-2023: 24 ans gâchés pour une réforme indispensable des retraites. Difficile, à la lecture de ce rapport Charpin exhumé des archives par Blick, de ne pas se dire que la France est toujours, comme l’écrivait Marcel Proust, «À la recherche du temps perdu».
Téléchargez ici le rapport Charpin de 1999