Avis aux étrangers qui les regardent et se lamentent de voir à nouveau le pays enlisé dans le chaos social: les Français ne sont pas fous. Ils ne sont pas non plus, comme on pourrait le croire au vu de la générosité réelle de leur système social, des enfants gâtés et assistés incapables de se convertir à une quelconque sobriété ou frugalité.
Des Français déboussolés
Les Français, comprenez-le bien, sont juste déboussolés. Ils savent que leur pays est en passe d’être surendetté, avec plus de 3000 milliards d’euros à rembourser et une charge annuelle d’intérêts d’environ 40 milliards… soit quatre fois le budget du ministère de la Justice! Ils savent aussi que le gouvernement a les moyens parlementaires, sauf énorme surprise, de faire voter son projet de réforme des retraites après 50 jours maximum de débat à l’Assemblée nationale et au Sénat.
Je fais court: beaucoup savent que cette bataille-là sera sans doute à nouveau perdue. Alors, pourquoi redescendre dans les rues où, si la mobilisation du 19 janvier se confirme, plus d’un million de manifestants pourraient de nouveau battre le pavé ce mardi 31 janvier?
La réponse est simple, et elle tient en un mot: le refus. Refus d’abandonner sur le terrain des statistiques et des arguments financiers l’une des dernières conquêtes sociales acquise en 1982 par une ordonnance présidentielle de François Mitterrand: l’abaissement de l’âge de la retraite de 65 à 60 ans (passé à 62 en 2010, sous Sarkozy-Fillon). Refus de délaisser la part de rêve d’une retraite potentiellement précoce, donc heureuse. Refus, surtout, d’accepter l’idée que les temps changent et que la France doit «s’adapter». Surtout lorsque cette adaptation, présumée indispensable, ne profite qu’à une partie de la population et rime, au quotidien, avec un grand délabrement coté salaires, services publics, système de soins, biens communs, et sécurité. Bref: le grand délabrement du «vivre ensemble».
A la recherche de la «majorité silencieuse»
Les Français ne sont pas fous. Une grande partie d’entre eux, d’ailleurs, ne manifestent pas. C’est cette majorité supposée silencieuse, raisonnable, consciente de l’effritement du présumé «modèle républicain» qu’Emmanuel Macron s’efforce depuis 2017 de convertir à l'incontournable mondialisation. Mais la guerre en Ukraine illustre chaque jour ses défis, ses failles, pièges et dérives.
La question n’est donc pas de savoir, en ce mardi de manifs et de grèves, qui va l’emporter. En 1995, le blocage hivernal de la France n’avait pas empêché Alain Juppé de faire passer une bonne partie de ses réformes impopulaires sur le financement (déjà) de la sécurité sociale. L’actuel gouvernement, arc-bouté sur les promesses de réforme du candidat Macron réélu en avril 2022, a les moyens de gagner cette bataille. La question est bien celle du refus. Comment gouverner un pays aussi centralisé et colérique que la France, dont une partie importante de la population refuse la direction qui lui est proposée?
Le danger du cynisme
Vu de Suisse, nous l’avons écrit, la réponse serait évidente: il faut consulter le peuple. Sans référendum, pas de sursaut possible. Vu de France, la tentation est au contraire celle de l’attentisme et du cynisme. Jouer l’usure pour réformer. Laisser les casseurs – plutôt discrets jusque-là, heureusement – altérer l’image de ce mouvement. Profiter des institutions en acier trempé pour s’imposer au parlement avec l’aide de la droite. Tout cela peut fonctionner. Mais aucune de ces méthodes n’apporte l’embryon d’une réponse au malaise social français, que le front uni des syndicats transforme cette fois en bataille rangée.
La colère ant- réforme des retraites est, en France, bien plus qu’une révolte. Elle dit le sentiment d’abandon. Le laisser prospérer, en misant sur son épuisement, est le meilleur moyen de se laisser, demain, submerger dans les urnes par une révolution.