Elles s’appellent Marlène et Sabine. Elles n’ont pas encore commencé à travailler, mais elles sont déjà dans la rue pour défendre leurs retraites. Ces deux jeunes Françaises l’ont justifié à Richard Werly, correspondant de Blick à Paris: l’après-carrière, c’est plus important que la carrière.
Or, en voulant faire travailler ses concitoyens jusqu’à 64 ans, Emmanuel Macron «rompt le contrat avec le peuple», estiment les deux jeunes femmes, qui ont battu le pavé le week-end dernier dans la capitale française pour protester contre cette réforme. Une infographie de «Libération» très partagée sur les réseaux sociaux (et affinée par «Le Monde») montre que 25% des Français les plus pauvres sont déjà morts à la retraite, ce que le gouvernement conteste.
Des centaines de milliers de personnes vent debout pour défendre les acquis sociaux, voilà qui doit faire rêver les syndicats suisses. Comment analyse-t-on la colère sociale qui couve de l’autre côté du Jura? L’interlocuteur idéal est tout trouvé: le patron des syndicats, Pierre-Yves Maillard, candidat socialiste au Conseil des États et récent auteur d’un recueil de nouvelles dont le fil est «rouge comme la lutte des ouvriers».
Le monde entier a vu les images de millions de Français dans les rues. En tant que «Monsieur Retraites» en Suisse, ça doit vous faire rêver, non?
Je suis évidemment très solidaire avec toutes celles et ceux qui se battent contre cette réforme. Les derniers sondages montrent que plus de 70% des Français sont contre l’augmentation de l’âge de la retraite. Le gouvernement ne devrait pas persister dans cette voie.
Emmanuel Macron est donc dans l’impasse, selon vous?
Ce qui est inacceptable, c’est cette volonté de passer en force! Il n’a qu’une seule voie de sortie, c’est convoquer les électeurs. Il n’y a aucun argument à ne pas consulter le peuple pour une réforme qui concerne toutes et tous. La France n’est pas ingouvernable: il faut simplement gérer le pays selon les aspirations de la population. Il serait injustifiable de continuer en étant autant à contre-courant.
Comment expliquez-vous un tel raz de marée populaire?
Quel que soit le pays, les mesures qui rallongent le temps de travail et réduisent les droits à la retraite suscitent toujours du mécontentement. Mais il y a un aspect propre à la France. Dans l’Hexagone, pour avoir droit à une retraite complète, il faut avoir 62 ans et 43 ans de cotisations. Or, avec la réforme, une personne ayant commencé à travailler à 18 ans devra bosser deux ans de plus, même si elle a largement atteint ses 43 années de cotisation. Pour quelqu’un qui a commencé à 28 ans et qui a fait un job moins dur, la réforme n’a pas d’impact. Ce projet attaque celles et ceux qui ont travaillé le plus dur et le plus longtemps.
Le gouvernement français assure qu’une retraite à 62 ans, ce n’est plus réaliste. Vous n’avez aucune compréhension pour ce discours?
Il y a une rupture en Europe, et en France en particulier, entre les gouvernements et la population. Dans ces pays, on réforme à tour de bras depuis bientôt 30 ans. On dit au peuple qu’il faut s’adapter à la mondialisation, ce qui revient à éroder sans fin les protections sociales. En outre, l’Euro et l’ouverture des marchés sans protection suffisante des salaires ont massivement dégradé les salaires réels. On leur a promis qu’après ces sacrifices, la prospérité pour tous viendrait. Or, elle ne vient pas. Des dizaines de millions de personnes vivent un déclin sans fin de leurs conditions de vie et des chances pour leurs enfants.
Mais avant de recevoir des retraites, il faut bien les financer! Il est tout de même paradoxal de voir dans la rue des jeunes qui n’ont encore jamais travaillé, non?
Ils connaissent la vie de leurs parents et sentent l’ampleur de la crise. Les gouvernants qui parlent de la «valeur travail» devraient commencer par respecter le travail. La pression est toujours plus grande sur les travailleurs, y compris chez nous. On pousse à la compétition, à la productivité sur le lieu de travail, à accepter des horaires plus flexibles, une plus grande intensité… La pression psychique et physique est énorme. Il faudrait commencer par retrouver du bien-être au travail, avant de demander de nouveaux sacrifices. Comment accepter tant d’efforts s’il n’y a même plus la promesse d’un temps de repos en bonne santé au bout du parcours?
Vous pointez du doigt le problème: la pyramide des âges, qui fait planer un risque de déficit chronique si le système par répartition n’est pas de nouveau réformé…
J’ai passé toute la campagne sur AVS21 à essayer de démasquer cette désinformation d’État, qui a lieu depuis des décennies. L’argumentation est identique en France, cela montre que la désinformation est transnationale, avec toujours le même discours: que l’on a trop de rentiers et pas assez d’actifs pour financer leurs retraites. Les partisans de cet argumentaire se basent sur des chiffres des années 1950 où l’on met tous les adultes dans les actifs, comme si, après-guerre, tout le monde travaillait pour un salaire et cotisait. Mais, à l’époque, l’immense majorité des femmes travaillaient gratuitement à la maison et dépendaient, tout autant que les rentiers, du revenu des hommes salariés.
Donc il y a suffisamment de travailleurs, selon vous?
Le volume d’heures de travail est dans une croissance un peu au même rythme que le besoin de rentes. La réalité, c’est qu’il y a une grande stabilité dans nos sociétés occidentales, avec un peu plus de 50% d’emplois à plein temps par rapport à toute la population. Et il y a un élément qui n’est, par ailleurs, pas assez mis en avant: les jeunes retraités fournissent beaucoup de travail, même s’il n’est pas rémunéré. Ils s’occupent des petits-enfants. En voulant faire bosser les gens pour un salaire jusqu’à la mort, on perdrait cette ressource indispensable à l’économie.
Vous avez évoqué AVS21. Pour la première fois depuis des décennies, la démocratie directe n’a pas fonctionné dans le sens de la gauche.
C’est un cas très particulier, parce que c’est une réforme qui attaquait les femmes, donc la moitié de la population. Ou plutôt un tiers, à savoir les femmes qui travaillent. Elles ont massivement refusé, même si la réforme leur a été imposée de très peu par le reste des votants. C’est une triste décision, mais la droite sait désormais que si elle veut s’attaquer aux retraites de tous, elle aura beaucoup de difficulté à passer l’épaule. Quand on est concerné, on se mobilise contre. On le voit en France.
C’est un paradoxe: la colère sociale est au plus haut au moment où le PS français est en crise existentielle. Il n’existe presque plus. Vous le déplorez? Vous perdez un allié?
C’est pathétique. Je ne sais même pas quoi vous dire… Cette guerre interne incessante est insupportable. On avait l’impression qu’ils allaient remonter un peu la pente avec des jeunes, mais les barons qui ont mis le parti dans cet état osent encore saboter ce renouveau. Comment peut-on tomber si bas? Moi qui ai commencé mon éducation politique avec les grands débats, les Mitterrand, Chevènement, Jospin ou Rocard, si l’on m’avait dit un jour que le PS Suisse ferait dix fois plus de voix que le PS francais…
Vous ne vouliez pas de l’accord-cadre avec l’UE. Est-ce à dire que la Suisse fait mieux que l’Europe?
On dit toujours que la Suisse a un modèle libéral. Mais ce n’est pas si vrai. Beaucoup de paramètres qui font que l’on s’en sort mieux que les pays européens sont liés à des politiques moins libérales pendant ces trente dernières années. Nous avons apposé à la libre circulation des mesures de protection des salaires, nous avons étendu des CCT, renforcé les contrôles des rémunérations… Au lieu de déréguler, nous avons régulé. Nos salaires ont été mieux défendus, ce qui soutient aussi l’économie.
La Suisse ne semble pourtant pas le haut-lieu de la social-démocratie…
Et pourtant: nous avons su mieux défendre notre service public. Nous avons protégé et développé nos CFF, nous n’avons pas cédé à la libéralisation totale de l’électricité, l’eau, la poste. Les banques cantonales publiques ont été préservées et ont joué un rôle clé durant la crise de 2008, en soutenant les PME. Nous avons pu grandement freiner le processus de libéralisation qui a eu lieu en Europe.
La gauche française n’a pourtant même pas réussi à se hisser en finale contre Emmanuel Macron au printemps passé…
Et c’est un drame. Par deux fois, le choix était entre Macron ou l’extrême-droite. Il faut à tout prix que la gauche garde une capacité majoritaire, sans quoi la France risque fort de finir à l’extrême droite. Sans opposition crédible de gauche, la dérégulation, la concurrence brutale de tous contre tous conduisent toujours à l’extrême-droite.