Je n’en crois pas mes yeux. Je viens de recevoir, alors que je tape les premiers mots de ce commentaire sur mon clavier, un e-mail de l’administration française pour m’aider à mieux prendre mes vacances! Vous ne rêvez pas. Son intitulé? «Préparez vos vacances d’hiver avec Service-Public.fr. Les vacances d’hiver approchent! Faites le plein d’informations utiles afin de ne rien laisser de côté et de profiter au maximum du séjour et du moment venu. Les conseils pratiques avec Service-Public.fr.»
Voici donc à quoi l’État français, en pleine bataille sociale sur la réforme des retraites, utilise ses ressources humaines et numériques: informer les citoyens sur leur temps libre. Tout y est: «Les vacances d’hiver 2023», «Les dates zone par zone», «sports d’hiver et accidents en montagne: quelle prévention?», «connaître les bonnes pratiques du sport à la montagne», «des conseils pour vous préparer avant de partir en vacances d’hiver», «aide aux vacances pour les enfants et les familles». Je m’arrête là. Retour à mon sujet sur la valeur du travail et les retraites. Mais avouez qu’un pays où l’administration se préoccupe tant de vos congés ne devrait pas être surpris de retrouver à nouveau des millions de manifestants dans les rues lors des nouvelles journées de grève et d’action des 7 et 11 février.
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Cette réalité m’est venue à l’esprit en regardant jeudi soir Elisabeth Borne à la télévision, sur France 2. Fidèle à sa méthode, la Première ministre française a déroulé ses arguments sur la justice de sa réforme des retraites, et sur la nécessaire discipline collective pour sauver le système social français. «Ce système, c’est la solidarité entre les Français, entre les générations. C’est au cœur de notre modèle social, c’est ça qui est en jeu: comment on peut sauver notre modèle, a-t-elle répété. Je dis aux Français que c’est indispensable de mener une réforme pour préserver notre système. Je sais que nous ne sommes pas tous égaux devant le travail et je comprends qu’on ne peut pas demander la même chose à tous.»
Circulez, rien de neuf! Sauf un chiffre, publié quelques jours plus tôt dans un sondage de l’institut IFOP. Il témoigne de l’allergie croissante des Français à leur vie professionnelle: seulement un salarié sur cinq accorde une place «très importante» au travail dans sa vie. Autre chiffre? 37% des personnes interrogées se disent moins motivées qu’avant le Covid-19 dans leur emploi.
Elisabeth Borne manque-t-elle d’empathie?
Et si c’était là, le problème central? Tout le discours d’Emmanuel Macron est en effet centré sur le retour possible au plein-emploi d’ici la fin de son second mandat présidentiel, en 2027. Plein emploi? Traduit en termes hexagonaux, cela veut dire environ 5% de chômage, contre 8% actuellement (et 2,2% en Suisse en 2022). Exemple dans son discours du 14 juillet 2022, jour de fête nationale: «La meilleure réponse au pouvoir d’achat, c’est le travail et les salaires. Et le cœur de la bataille que je veux mener, c’est le plein-emploi.»
Bis repetita le 31 décembre dernier: «Il nous faut travailler davantage, a insisté le chef d’Etat dans ses vœux. La France sera transformée par notre travail et notre engagement.» Travail aussi au programme pour Elisabeth Borne qui s’est dit, sur France 2, prête à «sanctionner les entreprises qui ont de mauvaises pratiques en matière d’emploi des + de 55 ans». Mauvaises pratiques veut dire départs anticipés. Travailler plus longtemps est l’option proposée…
La difficulté est que ce discours gouvernemental centré sur la productivité ne marche pas. L’IFOP, qui a réalisé plusieurs études sur le travail, constate qu’une bonne partie du pays va au contraire dans l’autre sens. «L’arrivée des 35 heures et le télétravail sont également responsables de ce détachement grandissant, estime France Info. Autre évolution: depuis dix ans, deux fois moins de salariés se disent «fiers» de leur entreprise, en raison de scandales à répétition ayant entaché l’image de nombreux grands groupes, mais aussi de la libération de la parole sur la dureté du management de certaines entreprises. Preuve de ce désamour: en 2021, le nombre de démissions en France a atteint des niveaux records.
Perte de confiance
La réalité est qu’une part importante de la population française n’a plus confiance dans ce que lui apporte sa vie active. Elle n’y voit que du stress, des obligations, des rémunérations insuffisantes et des contraintes. 44% des salariés veulent réduire le temps ou l’implication qu’ils consacrent à leur emploi en 2023, selon une étude menée du 17 au 18 janvier par Talent.com, un site spécialiste du marché de l’emploi et du recrutement. Toujours selon ce document, 28% des salariés souhaitent désormais faire uniquement et strictement ce pour quoi ils sont payés.» L’époque du «travailler plus pour gagner plus» des années Sarkozy est bel et bien révolue.
Vous vous souvenez de Zachary Richard? Ce chanteur américano-canadien francophone, à l’accent prononcé, avait en 1975, fait chanter la France estivale avec son «Travailler, c’est trop dur». Tout y était: l’ode à la paresse, au vivre autrement, à la volonté de rompre avec le fameux «Metro, Boulot, Dodo». Et bien nous y sommes un demi-siècle plus tard. Rien n’a changé. Le système social français est sur les rotules. Ses articulations sont à la peine. Mais ce n’est pas en martelant l’importance du travail et de sa valeur que le gouvernement réussira à faire accepter sa réforme dont Elisabeth Borne promet qu’elle sera votée fin mars par une majorité de députés sans recourir au fameux article 49.3 qui l’obligerait à engager sa responsabilité devant l’Assemblée nationale. Il faudrait un autre discours. Sur la vie. Sur un projet de société commun. Sur les futures générations.
Pas d’arithmétique, mais de la vie. Pas du travail, mais de l’envie. Bon, il ne reste qu’à chanter le vieux refrain seventies de Zachary Richard sur le perron de l’Élysée.
Travailler c’est trop dur
Et voler c’est pas beau
D’mander la charité
C’est quelque chose que je ne veux plus faire
[…]
Chaque jour que moi je vis
On ne demande de quoi je «deal»
Je dis je vis sur l’amour
Et j’espère vivre vieux!
Ah, au fait: Emmanuel Macron, pour mémoire, n’était pas né en 1975…