Il y a trente ans encore, la Russie lorgnait vers l'Ouest, comme sa voisine ukrainienne de nos jours. Aujourd'hui, l'OTAN et l'Europe ressemblent pourtant à des ennemis jurés aux yeux de Vladimir Poutine. L'experte en histoire internationale et en relations Est-Ouest Kristina Spohr, professeure à la prestigieuse London School of Economics, décrypte pour Blick ce glissement aux conséquences dramatiques.
Il y a deux semaines, la Russie a fait l’impensable et lancé une nouvelle guerre en Europe. Sommes-nous en train de vivre la fin d’une époque?
Kristina Spohr: Oui, absolument. Nous avons maintenant eu, à l’exception de la guerre en Yougoslavie, 30 ans de paix sur le continent. Après la fin de la guerre froide, on se réjouissait que les principes de l’Acte final d’Helsinki s’appliqueraient à l’avenir: souveraineté, inviolabilité des frontières et droit de choisir ses alliances. L’espoir de voir l’Europe se réunifier après la chute du rideau de fer était grand. Pas seulement en Europe de l’Est, mais aussi en Russie.
Dans les faits?
Après l’effondrement de l’Union soviétique, le président russe de l’époque, Boris Eltsine, a déclaré que l’on avait laissé la tyrannie derrière soi. Il parlait de démocratie, de désarmement et du souhait d’un partenariat avec les États-Unis et l’OTAN. Eltsine avait l’espoir d’intégrer la Russie à l’Occident.
Que s’est-il passé ensuite?
Eltsine a été mis sous pression sur le plan intérieur, il y a eu une crise constitutionnelle en 1993, c’était le chaos. Le fait que l’Armée rouge se soit retirée des pays satellites a été ressenti comme une humiliation par les nationalistes russes. En Europe de l’Est, le chaos politique et le ton nationaliste de la Russie ont suscité la peur. Les Européens de l’Est voulaient entrer dans l’UE, mais il fallait d’abord y faire entrer la Finlande, la Suède et l’Autriche. Ils ont donc également frappé à la porte de l’OTAN.
Le président russe, Vladimir Poutine, affirme que l’Occident a trompé le pays avec l’élargissement de l’OTAN vers l’Est. Qu’est-ce que cela signifie?
C’est de la pure propagande. Eltsine a négocié l’acte fondateur OTAN-Russie de 1997 et a soutenu le premier cycle d’élargissement de l’OTAN vers l’Est. Toutefois, il a souvent dit à son peuple le contraire de ce qu’il avait convenu avec l’Occident. Il en résulte une certaine schizophrénie. Poutine n’a rien dit non plus au début, lorsque les pays baltes ont rejoint l’OTAN en 2004. Cela n’a commencé que plus tard, notamment avec son discours de 2007 à la Conférence de Munich sur la sécurité. Il avait alors parlé de la «trahison de 1990». On le voit déjà: Poutine tente de réécrire l’histoire en répétant sans cesse la prétendue trahison, jusqu’à ce que les gens croient qu’il y a quelque chose de vrai.
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Retour au présent: l’Occident a été étonnamment unanime pour prendre des sanctions sévères contre la Russie. Y aura-t-il à l’avenir une alliance occidentale qui interviendra également dans d’autres conflits?
Nous constatons que l’UE est beaucoup plus unie qu’auparavant et qu’elle se concerte étroitement avec les États-Unis. En outre, l’Allemagne a déclaré vouloir assumer davantage de responsabilités et contribuer au renforcement de la défense. Il reste toutefois à voir si cette promesse sera suivie d’actes.
L’Europe va-t-elle se détourner de la Russie?
La guerre va certainement faire progresser la stratégie de l’UE visant à s’affranchir du pétrole et du gaz. Dans d’autres secteurs également, les entreprises se réorienteront à mesure que la guerre se prolongera.
Que signifient les sanctions pour les relations avec Pékin: la Chine voudra-t-elle elle aussi devenir plus indépendante de l’Occident?
La Chine mène depuis longtemps une politique d’indépendance, avec un contrôle strict de l’économie, de sa propre population et de son projet de Nouvelle route de la soie. Ce qui risque d’être plus difficile, c’est la stratégie de «diviser pour mieux régner» que la Chine – et la Russie – poursuivent en Europe de l’Est.
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Vous avez écrit dans un article que Poutine ne veut rien de moins que détruire l’ordre européen qui a vu le jour après la fin de la Guerre froide. Qu’entendez-vous par là?
La Russie veut évincer les États-Unis d’Europe et de préférence dissoudre l’OTAN. Poutine s’est mis en tête d’annexer l’Ukraine. La question est de savoir ce qui va se passer maintenant avec la Biélorussie, la Moldavie et la Géorgie. Si Poutine veut rétablir un empire russe, il a exactement ce qu’il dit ne pas vouloir: une Russie plus grande qui se heurte directement à la frontière orientale de l’OTAN. Cela revient à redessiner la carte de l’Europe, et donc à faire preuve d’un mépris flagrant pour ce à quoi la Russie s’est engagée dans le cadre de la déclaration d’Istanbul de 1999: le respect de la «sécurité globale et indivisible» de chaque État membre.
Que signifie pour l'Europe un tel scénario – l’annexion éventuelle d’autres États ou la tentative d’annexion?
Une insécurité permanente. Ce qui est précisément ce que l’on craignait après la chute du mur de Berlin en 1989. Il s’agissait alors de stabiliser le continent, qui avait connu des décennies de guerre et de troubles. Aujourd’hui, la stabilité de l’Europe est à nouveau menacée.
Pourtant, d’un point de vue économique, la Russie est plutôt faible: sa puissance économique est tout juste aussi grande que celle des Pays-Bas et de la Belgique réunis.
Exactement. Il est possible que la Russie, sous la pression supplémentaire des sanctions occidentales, se laisse aller à la guerre. Comme ce fut le cas pour l’Union soviétique en Afghanistan.
Combien de temps le régime peut-il maintenir la guerre et la répression contre sa propre population?
Nous ne savons pas à quelle vitesse les Russes descendront dans la rue lorsque leur frigo sera vide. Pour l’instant, Poutine tient fermement en main son appareil militaire et sécuritaire: la population russe est protégée de la guerre par une censure sévère. Selon les sondages, une grande partie des Russes trouve même justifiée l’opération dite spéciale. Pourtant, les Russes ont déjà été désinformés pendant une longue période sur l’OTAN, l’Europe et l’Ukraine. En outre, la peur de se retrouver en prison est grande.
Vladimir Poutine peut-il encore être stoppé?
Il n’y a que deux possibilités: soit quelqu’un de son entourage fait quelque chose qui mène à sa fin politique, soit la pression de la population devient trop forte. Mais cela peut encore durer des semaines voire des mois, car l’appareil sécuritaire est très puissant. Et pour Poutine, l’Ukraine est devenue une question existentielle. Il a clairement dit qu’il voulait conquérir le pays et redonner à la Russie sa force d’antan.
(Adaptation par Lliana Doudot)