Un historien analyse le discours du président russe
«Poutine menace le monde d'une guerre nucléaire»

Jeudi matin, Vladimir Poutine déclarait la guerre à l'Ukraine à la télévision. Spécialiste de l'Europe de l'Est, Frithjof Benjamin Schenk livre à Blick son analyse du discours du président russe, qui semble selon lui menacer d'utiliser des armes nucléaires.
Publié: 25.02.2022 à 12:56 heures
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Dernière mise à jour: 25.02.2022 à 14:40 heures
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La rhétorique de Vladimir Poutine, ici lors de son intervention télévisée, n'est pas nouvelle.
Photo: AFP
Karin Wenger

Jeudi 24 février, 6h du matin. La télévision russe diffuse le discours de Vladimir Poutine. Assis à son bureau, le président russe regarde droit dans la caméra et déclare la guerre à l’Ukraine. Pour Blick, Frithjof Benjamin Schenk, éminent professeur d’histoire à l’Université de Bâle, spécialiste de l’Europe de l’Est, analyse les points centraux de la prise de parole du dirigeant.

1. Un acte de défense, selon Poutine

Face caméra, Vladimir Poutine lance: «Les circonstances exigent de nous que nous agissions avec détermination et immédiatement. Les républiques populaires du Donbass ont demandé l’aide de la Russie. Dans ce contexte, j’ai décidé, conformément à l’article 51, paragraphe 7, de la charte des Nations unies […] de mener une opération militaire spéciale.»

Éclaircissons un premier point: l’article 51 de la charte de l’ONU reconnaît à tous ses membres le «droit de légitime défense individuelle ou collective» en cas d'«agression armée». Pour Frithjof Benjamin Schenk, le président russe utilise cet article dans un but de propagande. Mais aussi pour détourner les regards du fait que c’est bien la Russie qui lance une guerre d’agression contre l’Ukraine.

«Tout cela a été planifié de longue date, affirme le professeur bâlois. C’est une illusion de croire que l’Occident aurait pu arrêter Poutine à travers des négociations.» Pour rappel, avant d’envahir l’Ukraine, la Russie avait d’abord reconnu les régions séparatistes de Donetsk et de Lougansk comme des États indépendants. Ce qui lui permet d’invoquer aujourd’hui le besoin de voler au secours de ces alliés, dans le but de les protéger.

2. Une accusation de génocide

Plus tard dans son discours, Vladimir Poutine tire une autre flèche: «L’objectif des opérations spéciales russes est de protéger un peuple qui se fait maltraiter et assassiner depuis huit ans par le régime de Kiev. A cette fin, nous tenterons de démilitariser et de dénazifier l’Ukraine. Et de traduire en justice ceux qui ont commis de nombreux crimes sanglants contre la population civile, y compris des citoyens russes».

L’homme fort de la Russie accuse depuis longtemps l’Ukraine de commettre un génocide contre la minorité russophone qui réside sur ses terres, rappelle l’historien. Avant de préciser que ces affirmations tiennent du fantasme: «C’est une pure invention».

Selon Frithjof Benjamin Schenk, la Russie veut, à travers cette rhétorique, se présenter comme une puissance protectrice d’une minorité prétendument menacée. Or, là aussi, ça ne tient pas la route à ses yeux. Même si le gouvernement de Kiev tente d’imposer l’ukrainien comme seule langue nationale et que les habitants russophones peuvent se sentir exclus, on ne peut pas parler de génocide, martèle-t-il.

3. La comparaison avec les nazis

En comparant l’Ukraine au régime nazi, Vladimir Poutine a marqué les esprits: «Chers camarades! Vos pères, vos grands-pères et vos arrière-grands-pères n’ont pas combattu les nazis pour défendre notre patrie commune afin que les néonazis d’aujourd’hui puissent prendre le pouvoir en Ukraine!»

Là aussi, ce n’est pas nouveau. Vladimir Poutine qualifiait le gouvernement ukrainien de «junte fasciste» en 2014 déjà, souligne notre interlocuteur. Mais pour Frithjof Benjamin Schenk, cette rhétorique est fallacieuse, notamment parce que deux élections parlementaires libres et démocratiques ont eu lieu en Ukraine depuis. Sans compter que le président actuel, Volodymyr Zelensky, est juif et que les politiciens d’extrême droite sont peu nombreux à siéger au Parlement.

Et les quelques milices d’extrême droite qui avaient combattu au côté de l’armée ukrainienne dans le Donbass il y a huit ans ne font pas partie du gouvernement ukrainien actuel. «Poutine crée une image de l’ennemi qui déforme complètement la réalité», déplore Frithjof Benjamin Schenk.

4. L’Ukraine et les armes nucléaires

Durant son allocution de jeudi matin, Vladimir Poutine a également affirmé que l’Ukraine représentait un danger militaire: «Ils (l’Ukraine, ndlr.) revendiquent même la possession d’armes nucléaires».

«C’est un conte de fées», rétorque le spécialiste de l’Europe de l’Est interrogé par Blick. Selon lui, Vladimir Poutine utilise cet argument pour faire en sorte que la population de son pays ait le sentiment d’être menacée. En réalité, aux yeux du président russe, le véritable danger est ailleurs. «Le fait que l’Ukraine, un pays slave situé à l’est de l’Europe, se transforme en une démocratie et s’oriente vers l’Occident est le pire scénario que Vladimir Poutine et l’élite russe puissent imaginer», analyse Frithjof Benjamin Schenk.

5. La menace d’une guerre nucléaire

Parmi toutes les autres, une tirade de Vladimir Poutine fait particulièrement froid dans le dos: «Maintenant quelques mots importants, très importants pour ceux qui pourraient avoir la tentation de s’immiscer dans les événements en cours. Quiconque tentera de nous entraver, a fortiori de créer une menace pour notre pays et pour notre peuple, doit savoir que la réponse de la Russie sera immédiate et entraînera des conséquences telles que vous n’en avez jamais connues dans votre histoire. Nous sommes préparés à toute évolution de la situation. Toutes les décisions en ce sens ont déjà été prises. J’espère que je serai entendu».

«Ces déclarations m’ont complètement choqué», confie le professeur Frithjof Benjamin Schenk. Il développe: «En fait, Poutine n’y va pas par quatre chemins: il menace le monde d’une guerre nucléaire». Lorsque le président russe dit qu’il est prêt à faire face à toute évolution, c’est exactement à cela qu’il pense.

L’historien bâlois le croit capable de concrétiser sa menace d’utiliser des armes nucléaires contre les pays qui soutiendraient militairement l’Ukraine. Selon lui, le président russe se sent investi d’une mission historique qu’il doit mener à bien. «Il est prêt à marcher sur des cadavres pour y arriver», lâche Frithjof Benjamin Schenk.

(Adaptation par Amit Juillard)


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