Un calvaire de 1224 kilomètres. À nouveau interrompu depuis le 2 septembre par son opérateur russe Gazprom, le gazoduc sous-marin Nord Stream 1 est aujourd’hui le cauchemar énergétique numéro 1 de l’Union européenne (UE). Impossible, en effet, de compter désormais sur ce tuyau géant de 1420 mm de diamètre, posé sur les fonds marins de la Baltique à 100 mètres de profondeur, à partir du terminal terrestre de Vyborg, en Carélie, dans l’oblast de Leningrad qui englobe la métropole de Saint-Pétersbourg. Ces jours-ci, Gazprom a rejeté la faute sur une soi-disant fuite d’huile dans une turbine défaillante de Siemens. Ce que l’industriel allemand a aussitôt démenti.
26 millions de foyers chauffés par Nord Stream 1
Nord Stream 1, ou le résumé de la très difficile équation que les ministres de l’Energie des 27 pays membres de l’UE vont affronter ce vendredi 9 septembre, lors d’une réunion extraordinaire à Bruxelles. «Maintenant que nos réserves de gaz communautaires sont remplies à 82%, au-delà de notre objectif initial de 80% en octobre, la question la plus compliquée est celle de l’arrêt de ce gazoduc qui conditionnait toute la politique énergétique allemande», juge un diplomate européen, ce jeudi à Bruxelles.
De fait: ouvert depuis dix ans – il a été inauguré en novembre 2011 – et conçu pour acheminer un maximum de 170 millions de mètres cubes de gaz par jour de la Russie vers l’Allemagne, Nord Stream 1 permettait de chauffer 26 millions de foyers! S’en passer revient donc à tout remettre en cause: les investissements passés, les accords financiers en vigueur avant la guerre en Ukraine et les infrastructures construites pour distribuer ensuite le gaz acheminé sous la mer.
Un énorme impact financier
Le premier aspect, dont on parle peu, est l’énorme impact financier du passage de Nord Stream sous total contrôle russe. Ce premier gazoduc sous-marin construit entre 2005 et 2011 – suivi par Nord Stream 2, destiné à en doubler la capacité, dont le chantier a été achevé en novembre 2021 – a coûté 8 milliards de dollars, dont 30% financés par les partenaires européens de son actionnaire Nord Stream AG, basé à Zoug.
Or qui dit interruption dit perte colossale de valeur pour ces derniers: les allemands BASF et E.ON (15,5% chacun), le néerlandais Gasunie et le français GDF-Suez (9% chacun). E.ON vient d’ailleurs d’anticiper ce précipice capitalistique en annonçant la réduction de près de la moitié de la valeur de sa participation, de 1,2 milliard d’euros à 700 millions. Le géant énergétique allemand a même averti que cela pourrait avoir un impact négatif sur ses provisions pour pensions et sa dette nette.
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Seconde conséquence de l’arrêt de Nord Stream 1: la rupture complète de la chaîne énergétique liée à ce gazoduc. Deux gazoducs de transmission le complètent en Allemagne, l’un vers la frontière germano-tchèque, l’autre vers Hambourg. C’est aussi via Nord Stream 1 que le Royaume-Uni devait s’approvisionner en gaz via l’interconnecteur en mer Balgzand-Bacton. Or si le gaz cesse d’être propulsé dans ces tuyaux, leur avenir sera réduit à néant, entraînant des pertes à tous les étages. Pertes d’emplois. Perte de valeur industrielle. Plus les questions sans réponse sur la reconversion.
Kate Dourian, experte à l’Institut des Etats du Golfe à Washington, l’a redit récemment à la BBC: «On ne peut pas développer une dépendance envers le gaz russe comme l’a fait l’Allemagne et changer rapidement de source d’approvisionnement. […] La conséquence industrielle logique de l’arrêt de Nord Stream 1, c’est le chacun pour soi. Chacun prend ses propres mesures pour résoudre la pénurie d’énergie et conclut ses propres accords.»
«Poutine manipule le marché mondial du gaz»
La présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, l’a anticipé mercredi 7 septembre, en accusant Vladimir Poutine de «manipuler le marché mondial du gaz» via cette interruption de Nord Stream 1, et les interruptions de livraison de gaz russe à treize pays de l’UE sur 27. La question, désormais, est de savoir où investir pour le remplacer, sachant que si le conflit en Ukraine devait prendre fin, cette manne énergétique russe redeviendrait disponible.
L’Allemagne est ainsi en train d’acheter cinq terminaux flottants pour importer du gaz naturel liquéfié du Qatar et des États-Unis. Berlin pousse, avec Madrid pour la mise en œuvre rapide du gazoduc Midcat qui relierait la Catalogne au sud-ouest de la France en passant par les Pyrénées, puis pourrait acheminer du GNL américain vers le nord de l’Europe à partir de la Péninsule ibérique, où six terminaux méthaniers fonctionnent déjà. Bref, quelles infrastructures construire dans l’urgence? Et comment les financer?
En plus d’être un cauchemar énergétique à court terme, Nord Stream 1 impose aux Européens des choix décisifs en mode accéléré. Au risque d’accroître les tensions et les divisions à l’intérieur de l’UE.