Une interdiction de la prostitution dans toute l'Europe va-t-elle bientôt entrer en vigueur? C'est une éventualité. Les membres du Parlement européen ont récemment soutenu une motion demandant aux Etats membres de l'UE de punir les clients des travailleuses et des travailleurs du sexe. On prend ici exemple sur la Suède, où les clients ainsi que les loueurs de locaux pour les employés du sexe sont poursuivis et condamnés depuis 1999.
Cette demande ne fait toutefois pas l'unanimité à Bruxelles. La semaine dernière, la commissaire européenne aux droits de l'homme Dunja Mijatović, originaire de Bosnie-Herzégovine, a dénoncé ces mesures en déclarer qu'il fallait décriminaliser le travail du sexe tout en protégeant les droits des travailleuses et des travailleurs.
Les personnes concernées elles-mêmes s'opposent également avec véhémence à une interdiction. Sabrina Sanchez, directrice de l'European Sex Worker Rights Alliance (ESWA) et travailleuse du sexe, se livre à Blick sur son travail. Elle explique pourquoi une interdiction de la prostitution à l'échelle européenne serait une erreur morale et pourquoi elle considère la Suisse comme le paradis pour exercer son métier. Interview.
Sabrina Sanchez, en tant que travailleuse du sexe, vous vendez votre corps contre de l'argent. Pourquoi avoir choisi ce métier?
Je ne suis pas la seule à le faire. Dans notre système capitaliste, nous offrons tous des parties de notre corps. Les artisans gagnent leur vie grâce à leurs mains, nous grâce à nos organes génitaux, mais aussi grâce à notre cerveau. Dire que seuls les travailleurs du sexe utilisent leur corps pour gagner leur vie est erroné.
Comment utilisez-vous votre cerveau dans votre travail?
Nous le sollicitons surtout pour le travail de communication et de publicité. Nous devons analyser le flux de visiteurs sur des sites web pour déterminer à quel moment nous devons mettre en ligne telle ou telle publicité. Nous utilisons beaucoup notre esprit intellectuel. Le travail effectué avec nos organes génitaux ne représente qu'une petite partie.
Comment êtes-vous arrivée dans ce milieu?
J'ai un diplôme en communication et je parle trois langues. Mais comme je n'avais pas de passeport européen à mon arrivée du Mexique en Europe il y a 18 ans, et que je ne pouvais pas trouver d'autre travail, je me suis lancée dans le travail du sexe.
Travaillez-vous uniquement pour l'argent, ou ce travail vous plait-il au-delà de la rémunération?
Connaissez-vous une caissière de supermarché qui aime son travail? Le système nous force à choisir l'option qui est la moins mauvaise à nos yeux. Pour survivre dans le monde capitaliste, peu importe d'aimer son travail ou non. L'important est de veiller à ce que l'on puisse exercer son travail en toute sécurité et gagner sa vie.
C'est justement pour la sécurité et la dignité des travailleurs du sexe – en grande majorité des femmes – que le Parlement européen veut interdire la prostitution en Europe, comme la Suède. Est-ce la solution?
Pas du tout. Cette mesure est inutile et constitue une erreur morale: elle ne s'attaque pas aux causes sociales, économiques et discriminatoires qui nous amènent au travail du sexe. Une interdiction priverait les travailleurs du sexe de leur droit à l'autodétermination et pousserait la prostitution dans la clandestinité.
Le gouvernement suédois parle pourtant d'un succès.
Ce que dit le gouvernement n'est soutenu par aucune organisation ayant mené des études sérieuses et fondées. Outre notre organisation, Amnesty International et Human Rights Watch notamment s'opposent à l'interdiction de la prostitution.
Que faut-il faire, alors?
Le Conseil de l'Europe suit un autre modèle. Le commissaire aux droits de l'homme vient de proposer de décriminaliser la prostitution, comme l'a fait la Nouvelle-Zélande il y a 20 ans. Les travailleurs du sexe seraient davantage consultés et impliqués dans les processus de décision.
Mais il existe incontestablement des violences à l'encontre des travailleurs du sexe. Comment peut-on les protéger?
Bien sûr, ce métier est parfois dangereux. Mais la violence est aussi vécue par les policiers, ou d'autres professionnels. Dans notre cas, nous avons besoin de mesures qui ne sont pas imaginées par les politiciens, mais qui sont conçues en collaboration avec les personnes concernées.
Quelle mesure, par exemple?
Nous avons besoin d'un respect strict des lois existantes. Ces dernières permettent notamment de responsabiliser les proxénètes et les passeurs. L'élaboration d'une loi qui considère qu'une agression contre une travailleuse du sexe est aussi grave qu'une agression contre un policier serait également un bon début.
Comment empêcher les clients de devenir violents?
Il est naïf de penser que la violence provient principalement des clients. Au contraire: selon des enquêtes menées auprès des travailleurs du sexe, les plus grandes sources de violence sont la police, les autorités, les médecins et les enseignants. Ces conclusions proviennent toutefois d'Amérique du Sud. Mais la même enquête est actuellement menée en Europe, et les premières évaluations montrent une situation similaire.
Récemment, Zurich a été qualifiée d'«enfer de la prostitution en Europe» dans la presse britannique. La situation est-elle à ce point désastreuse en Suisse?
Il faut prendre ces reportages de médias à sensation avec des pincettes. J'ai quelques collègues espagnoles qui travaillent en Suisse parce qu'elles ont plus de droits ici. Elles se sentent protégées par la police parce qu'elles doivent s'enregistrer auprès des autorités. Pour elles, le problème vient plutôt des autres femmes qui viennent de l'étranger en raison des bonnes conditions... et qui augmente la pression de la concurrence.
La Suisse n'est donc pas un enfer pour la prostitution?
Pas du tout. C'est l'endroit idéal pour pratiquer ce métier. On peut y gagner très bien sa vie. Quand j'aurai obtenu mon passeport européen, la Suisse sera certainement l'un de mes prochaines destinations pour travailler!