Pas encore neutre, mais...
L'Europe de la défense se comporte comme une grande Suisse

Ils promettent de dépenser plus pour leurs armées. Ils affirment avoir compris le message de Donald Trump. Mais à Munich, la question de l'Ukraine et de son avenir est restée empoisonnée pour les Européens. Et si, demain, la neutralité l'emportait sur le continent ?
Publié: 16.02.2025 à 20:18 heures
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Dernière mise à jour: 17.02.2025 à 08:41 heures
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Le Secrétaire général de l'OTAN Mark Rutte a rencontré au Forum de Davos, puis à Munich, la cheffe du DDPS Viola Amherd.
Photo: keystone-sda.ch
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Richard WerlyJournaliste Blick

C’est le débat interdit. Celui que la plupart des pays européens membres de l’OTAN (L'Organisation du traité de l'Atlantique nord, aux côtés des Etats-Unis et du Canada) ne veulent pas aborder. Et pourtant: au vu du refus de Donald Trump et de Vladimir Poutine de les inclure dans leurs négociations à venir sur l’Ukraine, la question se pose. L’Europe de la défense dont tout le monde a parlé ce week-end, à la conférence annuelle sur la sécurité de Munich, est-elle en train de devenir une grande Suisse? Bien armée, certes, mais neutre…

L’idée d’une neutralité européenne a été théorisée par l’ancienne conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey dans son essai «Pour une neutralité active» (Ed. Savoir Suisse). Selon l’ancienne cheffe du Département des Affaires étrangères, l’Union européenne (UE) ferait bien de se poser la question. «La neutralité active est un concept intéressant pour l’Europe, car elle implique à la fois l’autonomie et la participation, expliquait-elle en 2021, dans un entretien à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques. Dire neutralité n’est pas dire isolationnisme. Le concept a évolué au cours des temps et s’est adapté pour répondre aux risques globaux auxquels nous sommes confrontés (changement climatique, pandémies, terrorisme…). Il se fonde sur le respect du droit international, la défense de la paix et de la sécurité dans le monde. Il est au service du multilatéralisme.»

Parapluie américain

A quoi ressemblerait cette neutralité, qui signifierait bien sûr la fin de l’OTAN telle qu’on la connaît depuis sa création en 1949, à savoir une alliance militaire dont le pivot se trouve à Washington, garantie en théorie par le parapluie nucléaire des Etats-Unis? «Concrètement: soit les Etats européens acceptent de transférer leurs compétences à une autorité supérieure (ce qui est peu probable), soit les Etats européens décident de se mettre d’accord sur des politiques communes – des politiques communes qui apportent l’unité, la cohésion interne et un profil reconnaissable sur la scène internationale», poursuit Micheline-Calmy-Rey. Une décision tout à fait compatible, en revanche, avec l’augmentation des budgets de défense, pour répondre notamment à la menace de la Russie.

Cette théorie a été paradoxalement évoquée, à la conférence de Munich, par le Sénateur américain Lindsay Graham, proche allié de Donald Trump. Il l’applique à l’Ukraine. «Les Etats-Unis peuvent équiper l’Ukraine pour la rendre imprenable par la Russie, en lui permettant d’acheter le maximum d’équipements militaires. C’est la théorie du porc-épic sur lequel Moscou n’osera pas marcher.» Explication: faire de l’Ukraine à la fois un pays neutre, cantonné hors de l’OTAN, et le transformer en forteresse grâce à des prêts massifs. Avec, selon Lindsay Graham, la possibilité d’une clause additionnelle: l’adhésion automatique à l’OTAN si la Russie l’agresse de nouveau militairement. Une idée qui, pour l’heure, n’a pas été reprise ou évoquée par l’administration Trump.

Les exemples de neutralité existent

Une Europe neutre? Des exemples existent même s’ils sont de moins en moins nombreux. Outre la Suisse, l’Autriche, Malte et l’Irlande (tous trois membres de l’UE) sont des pays neutres. Deux autres pays étaient neutres jusqu’au début de la guerre en Ukraine: la Finlande et la Suède, désormais intégrées à l’OTAN. L’histoire a donc prouvé que la neutralité est viable. Elle n’empêche pas l’Irlande de fournir des contingents de «Casques bleus», les soldats de la paix de l’ONU (au Liban par exemple). Elle n’a jamais empêché l’armée finlandaise d’être l’une des plus aguerries face à la Russie, son voisin qui a tenté de l’envahir en 1939-1940. La neutralité permet en plus d’être un lieu de négociations, comme l’ont prouvé ces dernières décennies des villes comme Genève ou Vienne.

On se souvient qu’une élue française au Parlement européen, Nathalie Loiseau, spécialiste des questions de défense, s’était emporté au début 2022 contre la tentation neutraliste. Dans une interview au «Point», l’ancienne ministre avait déclaré que l’Union européenne ne devait pas être «une grosse Suisse molle» dans sa gestion de la crise ukrainienne. Soit. Mais à l’époque, le président des Etats-Unis se nommait Joe Biden. Il promettait de soutenir Kiev «aussi longtemps que cela sera nécessaire». Or avec Trump, tout change. La nouvelle administration américaine regarde en priorité vers la Chine. Elle semble prête à ménager la Russie de Poutine. Elle veut avant tout que les Européens achètent des armes «Made in USA».

Cyrille Bret est chercheur associé à l’Institut Jacques Delors, à Paris. Il a publié en janvier 2023 une note intitulée «La neutralité, une idée périmée». Sa charge est accusatrice. «Les différentes versions de la neutralité semblent obsolètes car naïves, intenables. Naïveté et danger, car les neutres invétérés ne prendraient pas en compte la nouvelle donne stratégique européenne, écrit-il. La neutralité apparaîtrait comme un aveu de faiblesse de la part d’États qui ont renoncé à assurer eux-mêmes leur propre sécurité nationale. Il est révolu le temps où la neutralité permettait de maximiser les dividendes de la paix.»

Son avis? «La fin explicite des neutralités historiques suédoise et finlandaise constitue une prise de conscience générale: désormais le continent est structuré par l’opposition ou le soutien (du Bélarus par exemple) à la politique étrangère russe. Choisir est inéluctable. S’abstenir, impossible.» Une réalité confirmée par l'ancien ambassadeur suisse Bernardino Regazzoni: «La sécurité de la Suisse se base sur plus de dépense pour sa propre défense et sur la coopération avec ses voisins. C'est la géographie. La neutralité est crédible seulement si elle sort l'effet de nous protéger. En tout cas elle ne peut pas être le repli et l'isolement. L'Europe neutre est un rêve. En tout cas, un énorme cadeau à la Russie»

Puissance «molle»

Et pourtant. Le fait est que la Conférence sur la sécurité de Munich a de nouveau démontré l’incapacité des pays européens à fournir des réponses claires, au-delà des promesses de réarmement, largement destinées à clamer Donald Trump. Ce lundi 17 février, Emmanuel Macron réunit à Paris plusieurs dirigeants de l’UE (l’Allemand Scholz, le Britannique Keir Starmer, le Polonais Tusk) pour essayer d’entrer dans le concret. Quoi répondre, par exemple, à l’appel lancé à Munich par Volodymyr Zelensky pour une «armée européenne»?

La neutralité «à la Suisse» est peut-être écartée. Mais à force de tergiversations et d’inaction, l’UE va-t-elle rester cantonnée à une puissance «molle» ?

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