La Suisse, une nation de fainéants? C’est ce que laissent entendre plusieurs articles parus ces dernières semaines. La raison: le travail à temps partiel est en augmentation – et ce aussi chez les hommes. Le temps de travail global a néanmoins augmenté, car les femmes travaillent aujourd’hui plus qu’auparavant. Un emploi à 100% reste la norme, particulièrement chez les hommes. Et cela vaut – paradoxalement – d’autant plus pour les pères.
Les pères travaillent plus à temps plein que les hommes sans enfants
Simone Bottan est l’un d’entre eux. Avant de devenir père, ce bio-ingénieur était déjà très investi dans sa start-up. La jeune entreprise sollicitait sa présence du matin au soir, et même du soir au matin. Trois ans plus tard, en 2018, son premier fils est venu au monde. Sa partenaire a réduit son temps de travail à 80%. Simone Bottan, en revanche, a continué à travailler à temps plein.
«Pour moi, il était évident que je travaillerais à 100%, même avec des enfants», explique-t-il. Et ce, non seulement parce que les taux partiels sont inhabituels dans son pays d’origine, l’Italie, mais aussi «parce qu’en tant que chef d’une start-up, il faut que je m’engage à fond». Le diplômé de l’ETH travaille sur une enveloppe de protection pour les implants médicaux. Que la start-up survive ou non dépend entièrement de lui, ajoute Simone Bottan. «Si je ne fais pas avancer les choses dans mon entreprise, nous serons laissés sur le carreau.»
Avec son taux d’occupation de 100%, le jeune père a peu de temps à consacrer à sa famille. Au total, environ 82% des hommes travaillent à temps plein. Et surprise, ils sont encore plus nombreux parmi les pères d’enfants de moins de douze ans. Comme le montrent les chiffres de l’Office fédéral de la statistique, ils sont environ 87%.
Les pères travaillent donc davantage à temps plein que les hommes qui n’ont pas d’enfants. Et ce, bien que les pères déclarent régulièrement dans les sondages vouloir passer plus de temps avec leur famille. Comment cela est-il possible?
Pas accès au temps partiel?
Markus Theunert se penche sur cette question depuis plus de dix ans. Pour le fondateur de männer.ch, l’association faîtière des organisations d’hommes et de pères suisses, «le fait que les hommes n’aient pas accès à des emplois à temps partiel est à la fois une excuse et un fait».
«Une excuse» parce que de nombreux hommes auraient la possibilité de réduire leur temps de travail, mais ne souhaitent pas le faire. «La majorité des hommes se définissent par leur travail, explique l’expert. Celui qui travaille beaucoup et qui a beaucoup de pouvoir est en haut de la hiérarchie masculine.»
Si un homme réduit son temps de travail, il remet donc en question sa position: dans l’entreprise, parmi ses collègues de travail, ou encore au sein de son cercle d’amis. Du moins partout où les rôles traditionnels de genre prédominent. Rien ne l’illustre mieux que l’intervention d’un participant à un séminaire de Markus Theunert sur le thème de la conciliation entre travail et famille: «Si je travaille à 80%, je suis considéré comme un avorton ou un sous-fifre.»
Forte influence de la culture d’entreprise
Une phrase à laquelle Lukas H.* souscrirait. Il a trois enfants, est conseiller clientèle dans une banque privée. «Si je travaillais à 80%, ma carrière deviendrait un cul-de-sac», explique-t-il. Les emplois à temps partiel n’existent de toute façon pas dans sa branche. «Nous travaillons tous à plus de 100%.»
Outre le travail de bureau, il faut aussi prospecter des clients le soir et le week-end. Dans son métier, les contacts avec les clients comptent. Et plus ils sont exclusifs, mieux c’est. Lukas H. doit donc être disponible 24h/24h.
De ce fait, la culture d’entreprise a une forte influence sur le fait que les pères osent réduire leur temps de travail ou non. «Si les supérieurs directs sont contre le travail à temps partiel, alors personne ne demandera de baisser son taux», analyse Markus Theunert.
Le journaliste Stefan M.* a pour sa part pu constater à quel point il était difficile de concilier temps partiel et carrière. Ce père de famille a longtemps travaillé à 80%. Sa devise: «Si je mets des enfants au monde, je veux être là pour eux.» Mais lorsqu’il a postulé pour un poste de direction il y a quelques années, il s’est vu confronté à un choix. Accepter un temps plein ou ne pas être engagé. Stefan M. a donc décidé d’augmenter à 100%. «C’était difficile pour moi, mais je voulais saisir ma chance.»
Le temps partiel pénalisé
Il est prouvé que le temps partiel est néfaste pour une carrière – et cela vaut pour les deux genres. Pourtant, lorsque les hommes veulent travailler à temps partiel, ils sont davantage pénalisés que les femmes. C’est ce que montre une étude de Daniel Kopp, expert du marché du travail auprès du Centre de recherches conjoncturelles (KOF) de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ).
Dans le cadre de son travail, Daniel Kopp a analysé la manière dont les entreprises procèdent pour recruter de nouveaux collaborateurs. Pour ce faire, il a examiné le comportement des responsables RH sur un grand portail de l’emploi. Le résultat est clair: un homme qui cherche un emploi à temps partiel réduit ses chances d’être embauché. Et ce, plus davantage qu’une femme.
Concrètement, si une femme cherche un poste à 90%, ses chances d’être contactée par des employeurs diminuent de 2%. En revanche, pour un homme ayant le même profil, la probabilité de recevoir une offre d’emploi diminue de 17%.
Daniel Kopp n’est pas étonné par ces résultats. «Nous savons par des études que celui qui s’écarte des normes sociales est souvent sanctionné.» Cela vaut pour les deux genres, y compris pour les femmes qui se comportent de manière stéréotypée «masculine», par exemple en étant exigeantes ou directes au travail.
Certains pères préfèrent le bureau à leur famille
Mais ce ne sont pas seulement les rôles traditionnels de genres qui freinent les hommes à passer au temps partiel. Certains pères, comme Jeremy Benjamin, préfèrent tout simplement aller au bureau.
«Je ne ressens pas de plaisir particulier à rester à la maison toute la journée avec les enfants», témoigne ce conseiller en protection des données. Il apprécie manger avec ses enfants le matin et le soir, et passer le week-end en famille. «C’est déjà très intense, et cela me suffit.» A cela s’ajoutent des considérations financières. Bien sûr, sa femme et lui pourraient survivre avec moins d’argent, explique-t-il. «Mais nous devrions alors baisser notre niveau de vie.»
Dans certaines familles, l’aspect financier joue même un rôle décisif. «Le fait que les hommes gagnent en moyenne plus que les femmes diminue encore l’incitation à un partage égalitaire de la garde des enfants», souligne l’expert Markus Theunert. Résultat: dans les couples avec des enfants de moins de trois ans, le père contribue à 72% du revenu professionnel en moyenne.
Ce n’est pas le cas de Simone Bottan et de sa partenaire. Il ne voit aucun problème à continuer leur activité professionnelle à tous les deux. «J’ai moi-même grandi avec des parents qui travaillaient et je n’ai pas l’impression que cela m’ait porté préjudice», précise-t-il.
Il a tout de même réduit son temps de travail. Le soir, il va chercher ses fils à la crèche, le week-end, il joue au football avec son fils aîné. «Ce temps est désormais réservé pour ma famille», conclut-il.
* Les noms ont été modifiés