Même si les miliciens de Wagner ont, ce samedi soir, entrepris de regagner leurs cantonnements tandis que leur chef aurait accepté de s'exiler en Biélorussie, la bataille engagée entre Vladimir Poutine et Evguéni Prigojine a toutes les apparences d’un duel mortel. Personne, en tout cas, parmi les observateurs sollicités depuis vendredi soir par les médias du monde entier, n’imagine une fin pacifique entre les deux, malgré la médiation revendiquée en cette fin de journée par le président biélorusse Alexandre Loukachenko. Et malgré l'abandon officiel des poursuites pénales contre les miliciens de Wagner....
Poutine et Prigojine, tous deux originaires de Saint-Pétersbourg et tous deux associés dans leur ascension vers le pouvoir depuis trois décennies, étaient jusque-là comme les deux faces d’une même réalité. A Poutine, la mafia politique, issue des services de renseignement dont l’ex-colonel du KGB est le produit. A Prigojine, la mafia tout court, puisque cet ancien entrepreneur dans le domaine de la restauration – incarcéré dans les années 1980 pour des actes criminels impliquant des mineurs – a construit sa puissance en voyou. Deux chefs mafieux: la comparaison est pertinente. Avec Poutine dans le rôle du parrain aujourd’hui menacé de vaciller. Et Prigojine dans celui de son ex-fidèle lieutenant, pressé de jouer les premiers rôles et de mourir s’il le faut pour y parvenir.
Difficile à décrypter
Depuis que les nouvelles déferlent en provenance de Russie sur les mouvements des miliciens du groupe Wagner, rien ne permet de se faire une idée juste de l’état réel du pouvoir, de sa capacité à se défendre, et de l’objectif exact que poursuivait Evguéni Prigojine.
Le chef de Wagner va-t-il, après sa prise de contrôle de Rostov sur le Don, vraiment disparaitre du paysage sans avoir obtenu la moindre réponse à ses demandes répétées de munitions et de moyens pour sa milice, et à ses attaques contre l’état-major russe? Samedi soir, des informations publiées notamment par la presse italienne laissaient entendre qu’il aurait déjà marqué des points, en obtenant une totale autonomie pour son groupe Wagner, et le limogeage de ses deux «bêtes noires»: le ministre de la Défense et le chef d’état-major russe.
Une chose est sûre en revanche à l’heure d’écrire ces lignes, dans le brouillard de ce qui ressemble à une tentative armée de coup d’État: ce duel Prigojine-Poutine et ses séquelles peuvent changer la face du monde tel que nous le connaissons depuis l’assaut russe sur l’Ukraine le 24 février 2022. Voici pourquoi, et voici comment en quelques points saillants:
Guerre ou paix en Ukraine
Le conflit en cours est la cause directe de la rébellion de Prigojine. Le patron du groupe Wagner affirme que l’armée russe trahit le pays, et que les généraux de Poutine ont menti à ce dernier. Il a osé dire dans plusieurs messages que cette guerre n’est pas justifiée. Comment, dès lors, mobiliser la Russie et ses soldats en pleine contre-offensive ukrainienne? Même retranchée sur ses positions en Ukraine, l’armée russe se retrouve de facto fragilisée par cette folle journée.
Poutine et ses alliés
Force est de constater que personne n'a volé, depuis samedi matin, au secours du maître du Kremlin à l’exception du président biélorusse et d’un message du président turc Erdogan. Poutine, il faut le répéter, demeure en position de force. Il a obtenu que Prigojine fassse demi-tour. Reste que son image vient en revanche de prendre un sacré coup. Plusieurs dirigeants de pays voisins, contactés par Vladimir Poutine, ont juste répondu qu’il s’agit d’une affaire interne à la Russie. En diplomatie, cela revient à prendre le plus de précautions possible. Poutine a-t-il, comme certains le pensent, monté cette opération pour consolider son pouvoir et effectuer une purge du système ? Il semble plutôt avoir perdu la face aux yeux de tous ceux qui le croyaient garant d'une stabilité à toute épreuve. A commencer par les Chinois.
Une population russe otage
Les Russes sont depuis le début de la guerre otages de la propagande poutinienne. Cette fois, la brèche est ouverte. Prigojine s’exprime sur des réseaux sociaux consultés par des millions de Russes. La population de Rostov a accueilli les bras ouverts les miliciens de Wagner. Le couvercle du verrouillage idéologique et nationaliste a (un peu) sauté ce samedi. Difficile de prévoir ce qui peut se passer. Mais le pouvoir tant redouté risque d’apparaître maintenant affaibli aux yeux de ses citoyens.
Poutine, garantie de stabilité
C’est encore ces jours-ci l’argument de tous ceux qui jugent cette guerre orchestrée de l’extérieur, voulue par les Occidentaux et destinée à affaiblir, voire à humilier la Russie. Ceux-là considèrent Zelensky, le président ukrainien, comme un pantin. Soit. Le moment n’est pas venu de rouvrir le débat. Vladimir Poutine peut toujours, après avoir stoppé Prigojine, décider de le tuer. Mais quid de la Russie et de son avenir ? Peut-on croire que les Occidentaux vont pousser l’Ukraine à négocier avec le Kremlin si le pays se déchire sous leurs yeux?
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Zelensky, la marionnette
L’accusation est connue. Certains affirment même que Volodymyr Zelensky serait prêt au pire pour poursuivre les hostilités. La réalité, c’est vrai, est que le président ukrainien a besoin de prouver que la victoire reste à portée, et qu’il doit pour cela diaboliser les Russes. Reste une réalité: Prigojine le mercenaire vient de déboulonner en direct la statue de Poutine.
Prigojine, Wagner et le reste du monde
Wagner est une milice présente en Afrique, utilisée jusque-là par le pouvoir russe comme une force mercenaire pour parvenir à ses fins. Que vont faire les recrues de Wagner si leur chef meurt au combat? Que va devenir, au contraire, ce groupe si Prigojine se rapproche du Kremlin? Attention aux crises par ricochet. L’implosion de la Russie est une énorme, colossale, bombe à fragmentation.
L’Occident, les soupçons, et la peur nucléaire
On y revient toujours: la Russie est une puissance nucléaire. Y a-t-il eu, avant le déclenchement de l’assaut wagnérien, des contacts entre Prigojine et les Occidentaux? Faut-il faire le lien entre sa tentative de déstabilisation et la contre-offensive ukrainienne qui patinait depuis plusieurs jours? La Russie est en tout cas le sujet incontournable aujourd’hui. Le sommet européen de Bruxelles les 29 et 30 juin, puis le sommet de l’OTAN à Vilnius (Lituanie) les 11 et 12 juillet y seront à coup sûr entièrement consacrés.