Ne dites pas aux chefs d’État ou de gouvernement des 31 pays membres de l’OTAN que leur alliance a été conçue en 1949 pour protéger l’Atlantique-Nord! A Vilnius (Lituanie) mercredi, la seconde journée de leur sommet s’est achevée par une rencontre avec plusieurs pays partenaires de l’Asie-Pacifique. Joe Biden, patron de facto de l'Alliance, était lui-même sur scène devant la presse. Pas étonnant.
Sur le sommet de Vilnius
Des pays comme la Nouvelle-Zélande et l’Australie, membres de l’alliance «Five Eyes» avec le Royaume-Uni, les États-Unis et le Canada, se sont toujours sentis «occidentaux», malgré leur position géographique. Autre bonne raison de convier à Vilnius la Corée du Sud ou le Japon en Lituanie? Ces deux pays fournissent armes et soutien à l’Ukraine. Le Japon est membre du G7 qui vient de rendre public son soutien à long terme à Kiev. Et les arsenaux sud-coréens tournent à plein régime pour livrer les centaines de blindés K2 et d’obusiers K9 commandés, entre autres, par la Pologne.
Une question épineuse
Reste une question plus qu’épineuse, relancée par le projet d’ouvrir un bureau de liaison de l’OTAN à Tokyo (Japon): est-il justifié de projeter l’OTAN vers l’Extrême-Orient, si loin de son mandat initial et de sa base géographique? Son élargissement vers l’est du continent européen a déjà engendré, en Ukraine, le plus terrible conflit de haute intensité depuis la seconde guerre mondiale.
Ne doit-on pas craindre, en associant toujours plus étroitement le Japon et la Corée du Sud aux dispositifs de défense occidentaux, d’entraîner en riposte la solidarité accrue de la Chine avec la Russie? A Pékin, le ministère chinois des Affaires étrangères a aussitôt réagi au communiqué de l'OTAN, accusant la Chine de «remettre en cause ses intérêts, sa sécurité et ses valeurs par ses ambitions et ses politiques coercitives». Le risque est aussi grand de s’attirer les foudres de l’Inde dont le Premier ministre Narendra Modi est à Paris ce vendredi, invité d’honneur du défilé militaire du 14 juillet. Débat empoisonné, mais ô combien d’actualité. La preuve: à la suite des réticences de plusieurs grands pays européens, dont la France, l’idée du bureau japonais a d’ailleurs été pour l’heure abandonnée.
Les Etats-Unis au premier rang
Cette question du périmètre de sécurité de l’OTAN est loin d’être théorique. On sait que Joe Biden, l’octogénaire président américain forgé par la guerre froide, voit l’Alliance atlantique comme l’instrument privilégié des États-Unis pour «gérer» leurs relations avec l’Europe. On sait aussi que Washington a obtenu que l’OTAN suive les forces américaines en Afghanistan, où l’organisation a assuré, de 2001 à 2014, le commandement de l’ISAF, la force internationale composée de contingents de tous les pays alliés.
Pas grave, pour la Maison-Blanche, si les quatre lettres de l’ISAF riment avec échec stratégique complet. Le déploiement de troupes alliées en Afghanistan n’a permis ni de sécuriser ce pays, ni d’endiguer la menace terroriste islamique internationale. La rhétorique «otanesque» n’a toutefois jamais intégré cet échec. Lors de l’intervention française au Mali, en 2013, Paris avait aussi envisagé de solliciter l’OTAN. Avant de se tourner vers les forces spéciales de plusieurs pays de l’UE, tous piégés par la détérioration de la sécurité puis le retrait des forces Françaises de ce pays sahélien il y a tout juste un an.
Du côté de l’Asie-Pacifique, la pression pro-OTAN est forte. Logique. Avec, respectivement, 54'000 soldats américains stationnés en permanence au Japon et 28'500 basés en Corée du Sud, ces deux pays d’Extrême-Orient sont «arrimés» à Washington. On sait aussi que l’Australie, après avoir commandé des sous-marins français à propulsion classique, a finalement opté en 2021 pour des submersibles nucléaires américains. Ce qui donne quasiment à Washington la commande de sa force navale.
Une alliance «entre égaux»?
Question: l’OTAN, présentée encore mercredi par son secrétaire général, Jens Stoltenberg, comme une alliance «entre égaux», doit-elle être un levier militaire multinational téléguidé par les États-Unis, au service prioritaire de leurs intérêts stratégiques? Un dirigeant européen, en tout cas, a déjà mis en garde contre cette dérive: Emmanuel Macron. Pour le président français, la priorité des pays européens membres de l’OTAN devrait, au contraire, consister à préserver leur «autonomie stratégique». Sauf que ce terme, à Vilnius, n’a pas du tout été retenu. Ou même évoqué.
Alignés sur Washington, et convaincus que l’actuelle guerre en Ukraine exige encore plus de leur part une solidarité sans faille, des pays comme la Lituanie, l’Estonie, la Norvège ou la Pologne redoutent de voir la moindre divergence creuser un fossé au milieu de l’Atlantique. Ils préfèrent au mot «autonomie» celui de «pilier» européen de l’OTAN.
Mercredi, le président ukrainien et la cheffe du gouvernement italienne Giorgia Meloni étaient aux côtés de Joe Biden et des partenaires asiatiques de l'OTAN. Un symbole. Car qui dit pilier, dit possibilité d’en édifier un autre ailleurs, par exemple dans l'Orient lointain pour défendre les démocraties et le «monde libre». Ce qui, dans un monde de plus en plus surarmé et fracturé, ne peut qu’attiser la méfiance et un effort de défense supplémentaire porteur de conflictualité accrue, de la part des puissances émergentes du «sud global».