Ils continuent de labourer leurs champs sous les obus de l’artillerie russe. Ils estiment, à l’oreille, la portée des tirs qui partent des bois adjacents, sous le feuillage desquels se cachent mortiers, canons autoportés et tanks de l’armée ukrainienne.
On ne peut pas parler de cette guerre meurtrière sans comprendre qu’elle se joue, dans l’oblast de Donetsk, sur les meilleures terres céréalières du continent européen. J’ai choisi, pour m’en rendre compte, de m’avancer le plus possible sur l’un des chemins qui trouent les hectares de blé, de maïs et de tournesols, entre Novi Komar et Velyka Novosilka.
L’armée ukrainienne interdit normalement ce périmètre aux journalistes. Trop près du front. Trop sensible dans le brouillard informationnel de la contre-offensive. Il a fallu cheminer entre les hameaux, éviter les redoutables ornières laissées par les chenilles des chars d’assaut, se renseigner pour ne pas tomber sur un terrain miné. Jusqu’à ce que la ferme d’Anatoli pointe en haut de la colline.
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Un ancien kolkhoze
Novi Komar, jadis, abritait l’un des plus importants kolkhozes de l’époque soviétique. Une ferme collective d’une dizaine de milliers d’hectares, où les parents et grands-parents d'Anatoli cultivaient, comme lui, ces «terres brunes» si fertiles de l’est de l’Ukraine.
La désintégration de l’ex-URSS a morcelé le tout, laissant à chaque famille quelques centaines d’hectares que quelques-uns, plus malins ou mieux connectés, ont réussi à racheter, puis à regrouper.
T-shirt rouge, bermudas et sandales en plastique, notre fermier lève sa carcasse du fauteuil défoncé à côté de la table où il finit de déjeuner avec Sergueï et Vassily, deux amis d’enfance. Notre arrivée les a surpris alors qu’une volée de départs d’artillerie venait d’affoler les quelques bêtes encore présentes à l’écurie. Un chien aboie. Des canetons pataugent dans une flaque causée par un éclat d’obus.
L’homme qui nous reçoit exploite 5200 hectares, dont 70% sont aujourd’hui à déminer. Mais il continue pourtant de vivre ici, à portée de canons russes.
Au milieu des bâtisses explosées
J’ai accompagné Anatoli à Velyka Novosilka, la localité voisine où se trouvaient jadis les silos à grain de la coopérative. Lui et ses deux amis dans leur Lada bleue, pied au plancher dans les sentiers, au milieu des bâtisses explosées par les tirs incessants, les missiles et les frappes ciblées de drones. Derrière: notre voiture de journaliste, obligée de leur coller au train pour éviter à la fois de les perdre, et de rater le bon chemin.
Ces paysans ukrainiens n’ont plus de femmes, plus d’enfants, souvent plus de parents. Tous leurs proches sont partis trouver refuge dans d’autres villes, plus loin du front, voire en Europe, comme l’épouse de Vassily, réfugiée en Pologne. Trop âgés pour être mobilisés, eux ont décidé de rester pour surveiller le matériel.
Tracteurs, moissonneuses-batteuses, motoculteurs, herses… Dans la ferme d’Anatoli, située sur l’ancienne bergerie de l'ex-kolkhoze, tous ces engins sont dans la cour, prêts à être déplacés en cas de frappe. La dernière, nous dit-il, est tombée de l’autre côté du talus. Deux vaches ont succombé. Leur cadavre, putréfié, est toujours dans le trou d’obus.
Des champs qui nourrissaient le monde entier
Ces cultivateurs sont la colonne vertébrale de l’Ukraine rurale. Anatoli nous montre, sur un vieil album photos sorti d’un tiroir éclaboussé de terre, les images de l’avant 24 février 2022. Le front, alors, était à des dizaines de kilomètres. Les silos à grain de Velyka Novosylka tournaient à plein. Blé, maïs, tournesol… «On est peu l’Amérique de l’Europe» rigole le grand gaillard.
L’homme qui nous fait face sait ce qu’il dit. Ici, des dizaines de milliers d’hectares sont loués par des compagnies agroalimentaires. Cette Ukraine-là est tout sauf pauvre. Sa richesse est sa terre. Le blé qu’elle produisait avant la guerre partait nourrir le monde entier, jusqu’en Égypte et au Soudan.
Une nouvelle salve d’artillerie troue les bruits de la campagne. Au loin, un vol de faisans sauvage décolle. Anatoli et Vassily font, avec leurs bras, semblant de les viser et de tirer. La guerre et ses horreurs leur ont passé le goût de la chasse et des armes, affirment-ils.
La Russie et ses «orques»
Je leur parle de la Russie et des «orques», le surnom donné aux soldats russes. Anatoli répond en désignant la table sous un appentis, couverte de déchets alimentaires, de vieilles boîtes de conserve, et de morceaux de pain durcis.
Chaque jour est un combat pour cet agriculteur. Chaque nuit est un sursis. Sitôt l’obscurité tombée, les obus russes trouent le ciel. «On disait que la Russie ne ferait pas la guerre aux civils. Je le croyais. Mais comment qualifier ce qui se passe aujourd’hui? Pourquoi Poutine veut nous écraser sous les obus?» La question se perd dans le vent qui couche les blés. Le bruit assourdissant des «départs» trahit le gros calibre des canons ukrainiens. 152 mm. Le calibre-type de l’artillerie de fabrication russe.
Anatoli fouille l’horizon du regard. Une heure plus tôt, un drone est apparu lorsqu’il tentait, à pied et en notre compagnie, de rejoindre la maison détruite de l’un de ses cousins. La panique nous a saisi. Puis le drone, non identifié, a disparu derrière une futée d’arbres. Sans que l'on sache s'il était russe ou ukrainien.
Le cimetière des terres brunes
Les canons de Poutine tuent des paysans. Les obus ukrainiens tirés contre le Donbass séparatiste aplatissent les mêmes champs, les mêmes fermes, tuant les mêmes agriculteurs.
Des deux côtés du front, les animaux morts sont laissés dans les champs. Et la récolte, cet été, s’annonce comme une terrible épreuve. «Nos tracteurs sont des cibles pour les snipers. Il n’y a pas d’armistice pour nous, agriculteurs, alors que l’on nourrit tout le monde», s’énerve l’exploitant.
Les terres brunes de l’Ukraine regorgent aujourd’hui de sang et de colère. À Novi Komar, la guerre ne fait pas que tuer l’économie, détruire des villages ou assommer un pays. Elle transforme les paysans en cibles ambulantes. Et ce sol si fertile en sinistre cimetière.
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