Combien de temps faut-il pour passer de «cool» à infréquentable? À Hollywood, à peine une semaine. Voire moins si vous êtes une femme. Jusqu’au mois d’août dernier, l’actrice Blake Lively pouvait raisonnablement être qualifiée de «cool». Pas tant pour sa filmographie que pour les à-côtés: des business florissants, un couple en vue avec Ryan Reynolds, un style vestimentaire pointu qui en fait la reine de tous les tapis rouges et une communication bien rodée sur les réseaux sociaux, où elle apparaît à la fois comme une icône glamour et une mère de famille parfaite-mais-pas-trop.
Seulement voilà, en août, tout a basculé. Blake Lively est alors en pleine promotion de son dernier film, «Jamais Plus», dont elle est à la fois l’actrice principale et l’une des coproductrices. L’exercice se passe très mal: rapidement, journalistes et internautes constatent que la comédienne ne s’engage jamais sur le sujet principal du long-métrage, les violences conjugales.
D’anciennes interviews d’elle, au cours desquelles elle se montre cassante, voire irrespectueuse, avec ses interlocuteurs, ressurgissent. Des rumeurs de tensions sur le tournage entre elle et le réalisateur, Justin Baldoni, qui incarne également à l’écran son compagnon toxique, et n’hésite pas à aborder frontalement la violence masculine dans ses prises de parole, naissent. Au point que les tabloïds, comme le «Daily Mail», commencent à se poser la question: Blake Lively va-t-elle finir par être «cancelled»?
Des accusations de harcèlement et de dénigrement
Comme toutes les polémiques sur les réseaux sociaux, celle-ci finit par être balayée par la suivante. Samedi dernier, le «New York Times» remet pourtant une pièce dans la machine. En révélant que l’actrice a porté plainte la veille contre Justin Baldoni et plusieurs autres personnes, le journal américain jette une nouvelle lumière sur ce qui s’est passé.
Cette affaire n’est pas seulement une histoire de divergences artistiques autour d’un film. C’est celle, tristement commune, surtout dans le cinéma, d’une femme dont la réputation a été méthodiquement détruite par une armée de communicants.
Dans sa plainte, publiée en intégralité par le «New York Times», Blake Lively accuse Justin Baldoni, le studio de production Wayfarer, le producteur Jamey Heath et une agence de communication d’avoir engagé une véritable campagne de dénigrement à son égard, d’avoir nui à sa carrière et de l’avoir harcelée, au point de lui infliger une «détresse émotionnelle». Les deux premiers sont également accusés de harcèlement sexuel par la comédienne.
Baisers improvisés et intrusion dans une loge
Elle raconte qu’ils avaient notamment l’habitude, sur le tournage, d’entrer dans sa loge lorsqu’elle était déshabillée ou allaitait son dernier enfant. Que Jamey Heath lui a montré des photos de sa femme nue et que Justin Baldoni avait l’habitude de parler de sa vie sexuelle. L’acteur aurait également ajouté des scènes de sexe entre leurs personnages non prévues dans le scénario, et aurait profité du tournage de scènes intimes pour prendre des libertés avec le script et ajouter des baisers.
Le malaise sur le tournage est tel qu’en janvier 2024, après une pause liée à la grève des scénaristes et des acteurs à Hollywood, Blake Lively demande une réunion avec la production avant de reprendre. Elle obtient des garanties, notamment la présence d’un coordinateur d’intimité pour l’intégralité des scènes tournées avec Justin Baldoni, mais également une liste écrite de comportements à bannir, qui vont de «décrire ses parties génitales à Blake Lively» à «improviser des baisers».
Avant la sortie du film, la tension monte
Le tournage se termine et la sortie est programmée à l’été. Mais dès le mois de mai, quelque chose se trame en coulisses. Dans la longue enquête que le «New York Times» consacre à l’affaire, le quotidien raconte que Justin Baldoni s’inquiète. Ryan Reynolds l’a bloqué sur le réseau social Instagram. Que se passera-t-il si Blake Lively fait la même chose au moment de la sortie du film?
L’acteur et réalisateur écrit à sa responsable de la communication, Jennifer Abel, et au studio de production. Personne ne peut se permettre de mauvaise publicité, les enjeux financiers sont trop grands. Et aujourd’hui, un simple blocage sur Instagram est scruté par tous les Internautes, qui y voient souvent les prémices d’une guéguerre dont les tabloïds raffolent.
La tension monte encore d’un cran lorsque Blake Lively, mais aussi les autres membres du casting et Colleen Hoover, autrice du best-seller qui a inspiré «Jamais Plus», annoncent à la production qu’ils n’assureront pas la promotion du film avec Justin Baldoni. Les désaccords sont aussi artistiques: l’écrivaine n’est pas contente du travail du réalisateur et Blake Lively, elle, a imposé des changements après le tournage, notamment un remontage du film et l’ajout d’une chanson de sa grande amie, Taylor Swift.
Les communicants de Johnny Depp à l’attaque
Justin Baldoni et Wayfarer décident alors que la meilleure défense, c’est l’attaque. Début août, ils engagent Melissa Nathan, spécialiste de la communication de crise qui a l’expérience des cas les plus désespérés: c’est elle qui a géré, notamment, celle de Johnny Depp en plein procès contre son ex-femme Amber Heard, ou des rappeurs Drake et Travis Scott. Objectif: faire en sorte que l’opinion publique, qui ne manquera pas de voir les désaccords entre le réalisateur et son actrice, se range derrière le premier.
Les éléments fournis par les avocats de Blake Lively aux autorités californiennes auprès desquelles sa plainte a été déposée sont édifiants. Un plan aurait été conçu de toutes pièces pour «détruire» la réputation de l’actrice. Dans des échanges avec Melissa Nathan, Jennifer Abel, la communicante de Justin Baldoni, l’encourage avec son équipe à être «très durs». «Il [Justin Baldoni] veut avoir le sentiment qu’elle [Blake Lively] peut être enterrée», écrit-il. «Bien sûr», lui répond Melissa Nathan. «On ne peut pas écrire qu’on va la détruire mais nous en arriverons là. Vous savez que nous avons le pouvoir d’enterrer n’importe qui.»
Selon la plainte, Wayfarer et Justin Baldoni ont engagé un intermédiaire pour créer et promouvoir des contenus sur les réseaux sociaux favorables au réalisateur, et défavorables à l’actrice. Ces contenus ont ensuite été passés aux journalistes pour nourrir des articles. Melissa Nathan elle-même a dit avoir parlé au «Daily Mail», raconte le «New York Times».
Quelques jours après la sortie, l’experte en communication regrette que les médias suivent peu mais se félicite d’un «virage» sur les réseaux sociaux. Dans un message reproduit dans la plainte de Blake Lively, elle crédite l’intermédiaire pour cette réussite. Dans un autre, Jennifer Abel l’encense pour l’article du «Daily Mail» qui se demande s’il faut cancel la comédienne: «Tu t’es surpassée!»
Les réseaux sociaux embrayent
Sur Instagram, TikTok et X, les internautes critiquent vertement la promotion du film assurée par Blake Lively. L’actrice, les autres membres du cast et Colleen Hoover jouent le jeu classique des interviews décalées où l’on parle de tout, depuis son signe astrologique jusqu’à son métier rêvé, sans jamais aborder le sujet des violences conjugales.
Blake Lively encourage les spectatrices à aller voir «Jamais Plus» en robe à fleurs (son personnage dans le film est fleuriste) et engage même la marque de spiritueux qu’elle a fondée, Betty Booze, à le promouvoir, alors que l’alcool est souvent un facteur à l’oeuvre dans les mécanismes de violences conjugales, en les déclenchant et/ou les aggravant.
Beaucoup de personnes y voient une insensibilité totale à cette problématique. D’autant que Justin Baldoni, lui, tient le discours inverse, en soulignant l’importance l’importance de parler des violences et en s’affirmant comme un fervent allié du mouvement #MeToo.
La plainte de Blake Lively jette une nouvelle lumière sur cette promotion chaotique: «alléger» le propos du film, le présenter comme un message d’espoir et éviter de se focaliser sur les violences était prévu dès le départ dans un plan marketing que le casting devait suivre à la lettre.
S’il est difficile d’évaluer précisément le tort causé à Blake Lively par l’intermédiaire engagé et l’emballement des réseaux sociaux, l’actrice a demandé une étude à un cabinet spécialisé, Terakeet, qui a conclu qu’elle avait subi une attaque numérique «ciblée, sur plusieurs canaux», semblable à celles endurées par Amber Heard à l’époque du retentissant procès qui l’opposait à son ex-mari, Johnny Depp.
L’inversion des rapports de force
Mais la tournure des événements est ici plus surprenante tant, sur le papier, le rapport de force en termes de popularité est nettement en faveur de l’actrice, ce qui n’était pas le cas pour Amber Heard. À 37 ans, Blake Lively n’est pas considérée comme une grande comédienne par la critique. Mais tout le monde connaît le visage d’une star révélée par le film «Quatre filles et un jean» et surtout par les six saisons de «Gossip Girl». Elle y incarne Serena van der Woodsen, gosse de riche au lourd passé mais qui a bon fond et un look incroyable, comme tous les personnages de la série. Contrairement à la plupart des jeunes comédiens du feuilleton, Blake Lively a réussi à capitaliser sur ce succès planétaire.
D’abord en collaborant avec des réalisateurs connus, quand bien même ce n’est pas sur leurs meilleurs films (Oliver Stone pour «Savages» ou Woody Allen et son «Café Society»), ensuite en formant avec Ryan Reynolds un couple ultra-glamour. Plus encore, la star de «Deadpool» et sa femme révolutionnent la manière de communiquer sur les réseaux sociaux, avec beaucoup d’humour et une apparente spontanéité qui tranchent avec les posts ultra-calibrés des célébrités.
À coups de mèmes et de blagues, Ryan Reynolds plaisante sur les choix de carrière de son épouse ou leurs disputes. De son côté, Blake Lively se met en scène en mère de quatre enfants, parfaite dans ses imperfections, et brille sur chaque tapis rouge du Met Gala, un dîner de charité new-yorkais très en vue, dans des tenues toutes plus extravagantes les unes que les autres.
Blake Lively n’est donc pas l’actrice que tout le monde s’arrache, mais c’est indéniablement une superstar. Lorsqu’elle accepte le rôle de Lily dans «Jamais Plus», elle est le nom bankable d’un casting qui n’en compte aucun autre. Justin Baldoni, lui, n’est fort que d’un rôle dans «Jane the virgin», une série qui a eu son petit succès en 2017 mais est loin d’être un carton à la «Gossip Girl».
«Certaines personnes veulent vraiment détester les femmes»
Comment expliquer dès lors qu’une campagne ainsi orchestrée fonctionne? D’abord parce que le niveau d’exigence envers les femmes est très élevé. Dans leur podcast «Should I Delete That», les influenceuses britanniques Emily Clarkson et Alex Light le notaient dès la fin août: «Est-ce qu’on demande à Liam Neeson de se positionner sur le trafic sexuel pendant la promotion de ‘Taken’? Le niveau d’attentes et d’observation est tellement plus élevé dès qu’il s’agit d’un film avec une actrice principale sur une histoire écrite par une femme.»
L’affaire Blake Lively pourrait bien rebattre les cartes. Depuis que sa plainte a été rendue publique, l’actrice a été soutenue par beaucoup de noms du cinéma, à commencer par Gwyneth Paltrow ou Amber Heard. «J’ai vécu ça directement», a déclaré l’ex de Johnny Depp, dont la réputation a été durablement ternie par son procès et le déchaînement masculiniste sur les réseaux sociaux. Lâché par son agent, Justin Baldoni s’est vu retirer une récompense récemment reçue de la part d’une ONG pour son engagement en faveur des droits des femmes.
Mais l’autre enseignement à tirer, c’est que le public achète. D’une façon ou d’une autre, il semble plus facile de croire à une erreur des femmes, voire des frasques ou une franche manipulation de leur part, que d’envisager que la situation puisse être plus complexe. L’affaire interroge le système américain, bardé de communicants en tous genres qui accordent autant d’importance à des articles de médias sérieux qu’à des blocages sur Instagram, surtout à l’heure où quelques messages sur les réseaux peuvent orienter les articles des médias et les débats, mais aussi sur le regard du public.
Melissa Nathan elle-même le reconnait dans l’un de ses échanges avec l’entourage de Justin Baldoni, dont l’ironie est plus cruelle que jamais: «C’est triste parce que cela montre simplement que certaines personnes veulent vraiment détester les femmes.»