Le chiffre exact est l’objet de batailles entre experts. Les uns parlent de 210 milliards d’euros, les autres de 230. Cette somme est celle des actifs de la Banque centrale russe déposés en Europe auprès de l’organisme Euroclear basé à Bruxelles (indispensable pour permettre les compensations financières), qui ont été gelés dans le cadre des sanctions européennes – adoptées également par la Suisse.
Ces actifs sont aujourd’hui au cœur des discussions sur une possible trêve de trente jours en Ukraine, supposés accoucher de négociations sur une possible paix. Pourquoi? Parce qu’il faut de l’argent, et beaucoup d’argent, pour armer l’Ukraine et lui fournir les garanties de sécurité indispensables. Et aussi parce que la Russie, pays agresseur, devra payer des dommages de guerre.
Règlement européen
L’idée de confisquer purement et simplement ces avoirs, au lieu de reverser à l’Ukraine le seul produit de leurs intérêts (ce que permet une décision de l’Union européenne (UE) du 8 mai 2024) est donc sur la table. Il faudra pour cela une décision unanime du Conseil européen, instance qui représente les 27 pays membres de l’Union, afin d’amender le règlement communautaire 269/2014, socle juridique des seize paquets de sanctions contre la Russie aujourd’hui en vigueur.
Un pays a, depuis des mois, fait savoir que cette option de la confiscation pure et simple est sur la table: les Etats-Unis. Logique: il est dans l’habitude de la justice américaine de procéder ainsi, et l’impact financier des avoirs russes est minime. En clair: les banques américaines sont peu impactées, en cas de saisie. Du côté européen, la situation est beaucoup plus compliquée, mais une brèche est en train de s’ouvrir. La France, qui y était jusque-là très opposée – compte tenu des risques de représailles et vu l’importance des fonds russes dans le pays – a ouvert la porte. Le Premier ministre François Bayrou l’a évoqué à la veille de l’examen ce mercredi 12 mars d’une résolution sur l’Ukraine à l’Assemblée nationale.
La Hongrie et son veto
Cette confiscation, si elle intervient après une décision du Conseil européen – que la Hongrie, dirigée par le Premier ministre Orban très à l’écoute de Poutine, cherchera à coup sûr à bloquer – sera exposée à des recours juridiques. Environ 2000 personnalités russes sont concernées par le régime des sanctions. Dans les faits, cette confiscation serait une spoliation pure et simple de leurs biens acquis de façon légitime. La Suisse se retrouverait aussitôt dans le collimateur, vu la population d’oligarques présente sur les bords du Léman avant le déclenchement de la guerre en Ukraine le 24 février 2022.
La question de la Banque centrale russe est aussi complexe. Euroclear est une société privée de compensation. Or, le système de compensation entre banques repose sur la confiance. Une confiscation reviendrait à adresser un message à toutes les institutions bancaires de la planète qui font des affaires en Europe: attention, vos avoirs peuvent être saisis. La meilleure solution, pour les Européens, serait donc que la Russie, dans le cadre de négociations, accepte d’abandonner ces 210 milliards d’euros. A condition qu’ils alimentent un fonds international de reconstruction pour l’Ukraine et pour les régions séparatistes russophones – aujourd’hui sous contrôle de l’armée russe.
Et la Suisse dans tout ça?
La Suisse, qui applique les sanctions européennes, conservera néanmoins sa liberté d’action. Si la confiscation des avoirs de la banque centrale est décidée, la Confédération pourra décider de ne pas l’appliquer, se distinguant ainsi de ses voisins. Ce serait une décision sage au vu de la neutralité, que Moscou estime déjà ternie, voire bafouée, par les sanctions. Cela préserverait aussi le rôle futur de Genève comme place de négoce des matières premières.
Sauf que les banques européennes se retrouveraient en porte-à-faux. Comment confisquer des avoirs russes privés qui sont placés, par exemple, dans leurs succursales ou leurs filiales helvétiques? A coup sûr, la Suisse se retrouverait dans le viseur. Avec beaucoup à perdre pour la crédibilité de sa place financière, qui entend bien rester ouverte aux actifs russes dans le futur.
La task force européenne chargée des sanctions travaille à plein régime depuis plusieurs semaines pour accoucher d’un mode d’emploi acceptable par tous. Pour le moment, le consensus reste favorable à la poursuite du gel, et non à la confiscation. Les risques juridiques sont jugés trop grands, et cette saisie pourrait parasiter l’ouverture de pourparlers de paix.
800 milliards d’euros
Les Européens ne peuvent pas oublier, par ailleurs, qu’ils ont besoin d’argent pour s’armer et doper leur défense. La Commission européenne évoque le chiffre de 800 milliards d’euros. Il faudra pour cela emprunter ensemble. Mais qui aura envie de prêter à une UE qui n’assure plus la sécurité juridique aux investisseurs et à ses bailleurs de fonds?