Va-t-on bientôt assister au retour du slogan terrible de mai 1968: «CRS = SS»? À l’époque, alors que les étudiants érigeaient des barricades au Quartier Latin et juraient de renverser le gouvernement du Général de Gaulle, le rapprochement avait fait le tour du monde.
Un peu moins de trente années séparaient alors les émeutes du Quartier Latin, à Paris, de la chute du régime nazi, en 1945. Comparer les CRS aux SS était une infamie absolue. Le bilan avait été de sept morts et de centaines de blessés. Mais la formule fit mouche. Et elle demeure dans les mémoires. La voici ces jours-ci brandie par des manifestants, soit à Paris contre la réforme des retraites, soit à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) contre la construction de «méga bassines» pour irriguer l’agriculture intensive, où de violents affrontements ont opposé ce samedi les opposants au projet et les forces de l’ordre.
Pas besoin de remonter à mai 1968
CRS = SS. Pas besoin de remonter à mai 1968 pour retrouver, en France, la trace des violences policières dénoncées, ce vendredi 24 mars, par le Conseil de l’Europe, l’institution basée à Strasbourg dont la Suisse est membre.
Dans un communiqué largement repris par les médias, la Commissaire aux droits humains de cette organisation, la bosniaque Dunja Mijatovic, s’est alarmée d’un «usage excessif de la force» envers les manifestants, appelant la France à respecter le droit de manifester. Et quelques pas en arrière fournissent leur lot d’informations préoccupantes.
Exemple: la crise des «gilets jaunes» de l’hiver 2018/2019, avec plus de 400 blessés dans les rangs des manifestants, dont 353 blessés à la tête et 30 éborgnés, selon le décompte du journaliste spécialisé David Dufresne. Autre exemple: les émeutes de banlieue de 2005, déclenchée à la suite de la mort de deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés après d’être réfugiés près d’un transformateur pour échapper à une descente de police. Bilan de ces semaines d’émeutes conclues par l’instauration de l’état d’urgence le 8 novembre 2005? Un mort, 3000 personnes interpellées et près de 200 policiers blessés.
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La police française est donc, de nouveau, en accusation. Dans le collimateur des associations de défense des droits de l’homme et des organisateurs des manifestations figurent notamment les BRAVM (Brigades de répression de l’action violente motorisées), les unités de policiers à moto, dont Le Monde et France Info ont révélé ces jours-ci plusieurs interpellations musclées, accompagnées de violences et d’injures racistes.
Or là aussi, de tristes souvenirs remontent à la surface. Ils ont même fait l’objet d’un film récemment présenté au cinéma: «Nos Frangins». Ce long métrage raconte l’histoire du jeune Malik Oussekine, un étudiant mort après avoir été bastonné dans le Quartier Latin, à Paris, par des brigades similaires à moto, le 6 décembre 1986, lors des manifestations contre une réforme de l’université.
Une pétition vient d’être lancée et présentée sur la plate-forme de l’Assemblée nationale, pour demander la dissolution de cette unité, jugée indispensable pour le maintien de l’ordre face aux casseurs, par l’actuel préfet de police de Paris, Laurent Nunez. Les LBD, les lanceurs de balles de défense (dont une partie est fabriquée par une entreprise suisse, Brügger & Thomet, basée à Thoune) sont aussi pointés du doigt. Ils avaient, durant la crise des «gilets jaunes», été responsables de nombreuses blessures.
Manifestations de plus en plus violentes
La réalité est que la police est, en France, à l’image du pays: la violence de ses interventions est à mettre en rapport avec l’augmentation de la violence dans les manifestations. C’est en revanche le résultat des confrontations entre policiers et protestataires qui pose problème. En France, le nombre de blessures mortelles est ainsi bien plus élevé que dans le reste des pays d’Europe de l’Ouest.
Depuis 2018, selon une enquête menée par la radio France Info, une trentaine de personnes ont été éborgnées ou mutilées en marge de manifestations. L’ACAT, une association chrétienne de lutte contre la torture, documente assez précisément ces dérives.
Or, le 15 mars dernier, sa conclusion était sans appel: «Face à l’inertie des gouvernements successifs et des hiérarchies de la police et de la gendarmerie, les mêmes violences continuent d’être identifiées, les mêmes drames se reproduisent, très souvent sans qu’une enquête effective permette d’établir les responsabilités.» Les rares initiatives qui tentent une nouvelle approche restent lettre morte.
Ainsi, le 27 janvier 2021, la commission d’enquête parlementaire «relative à l’état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l’ordre», a rendu public son rapport dans lequel elle recommande «l’interdiction du recours au lanceur de balle de défense lors des mouvements de foules, sauf en cas de grave danger ou d’émeute. Mais ceux-ci restent néanmoins utilisés».
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Les dérapages policiers, et les éventuelles bavures qui en résultent, scandent l’actualité française. Le 21 novembre 2020, l’interpellation injustifiée et très violente d’un producteur de musique, Michel Zecler, a par exemple relancé le débat.
À quoi bon donner sans cesse plus de moyens financiers à la police (15 milliards d’euros promis en 2022 par Emmanuel Macron sur cinq ans, en matière de sécurité) si ceux-ci ne se traduisent pas par une réconciliation entrer les policiers et la nation?
«Quelques mois après l’affaire Michel Zecler, le président Emmanuel Macron annonçait le lancement du 'Beauvau de la sécurité' note l’ACAT. Cette consultation nationale d’une durée de sept mois, qui a notamment réuni élus, représentants des forces de l’ordre et associations, a débouché sur peu. Elle est restée muette sur les violences. Seules concessions, cosmétiques: l’augmentation du nombre de caméras piéton et la mise en place d’une instance de contrôle des forces de l’ordre par les parlementaires. […]»
Aucune mesure concrète contre les violences illégales commises par les forces de l’ordre. Aucune annonce sur les techniques d’immobilisation dites du «pliage» et du «plaquage ventral» cités dans différentes affaires comme celles ayant entraîné la mort du jeune Adama Traoré en juillet 2016 (les trois gendarmes mis en cause ont même été décorés pour son interpellation).
En 2017, un policier français en feu lors de manifestations
Sur la violence des manifestants, le préfet de police de l’époque des «Gilets jaunes», Didier Lallement, avait tiré le signal d’alarme. Auteur du livre «L’ordre nécessaire» (Ed. Robert Laffont), ce dernier avait évoqué un niveau de violence «jamais atteint dans les dernières décennies», évoquant des «violences extrêmes et inédites» et des «violences d’une gravité sans précédent».
Entre 800 et 1000 policiers furent blessés durant cette crise des «Gilets Jaunes». Quelle conclusion en tirer sur l’état de la police française? Est-elle contaminée par sa propre violence? L’universitaire Mathieu Rigouste, auteur d’un livre souvent cité par les manifestants, «La domination policière» (Ed. La Découverte) répond oui sans hésiter: «La violence policière en France n’a rien d’accidentel, explique-t-il dans son ouvrage. Elle est rationnellement produite et régulée par le dispositif étatique. La théorie et les pratiques de la police française sont profondément enracinées dans le système colonial […] Il s’agit toujours de maintenir l’ordre chez les colonisés de l’intérieur, de contenir les territoires du socioapartheid. Le développement des armes 'non létales' – Flash-Ball, Taser… – propulse aussi une véritable industrie privée de la coercition.»
La France malade de sa police? Peut-être. Mais surtout malade de ses crises à répétition et de son incapacité à sortir du cycle manifestation-répression…