Mai 1968, le grand retour? Ce mois de braises étudiantes et de fièvre sociale, il y a exactement 55 ans, ne signifie peut-être rien pour les plus jeunes lecteurs. Mais à l’époque, la France avait failli basculer dans le chaos. D’un côté, les étudiants en colère alliés aux ouvriers en grève. De l’autre, l’immense Charles de Gaulle, revenu au pouvoir dix ans plus tôt et élu au suffrage universel (pour la première fois) en 1965 face à… François Mitterrand. Pourquoi cette référence à mai 1968 direz-vous? Pourquoi ne pas évoquer plutôt les grandes grèves de l’hiver 1995 contre la réforme de la sécurité sociale (et les retraites) du Premier ministre Alain Juppé? Pourquoi ne pas se souvenir davantage de la mobilisation massive de la jeunesse, en 2006, contre le projet de contrat première embauche d’un chef de gouvernement nommé Dominique de Villepin?
La réponse est simple. Mai 1968 fut une conjonction de révolte. Sociale. Morale. Intellectuelle. Or la colère soulevée depuis la mi-janvier par le projet de réforme des retraites ressemble un peu à ça.
Pas des casseurs, des jeunes en colère
Pour les syndicats, mobilisés en vue d’une neuvième journée d’action, de grèves et de blocages ce jeudi 23 mars dans toute la France, le curseur décisif est l’âge légal de départ à la retraite. Pas question d’accepter le report à 64 ans contre 62 actuellement!
Mais pour la plus grande partie des manifestants, surtout du côté de la jeunesse protestataire, c’est le rejet d’un système et d’une personnalité qui est en jeu. Le système? Cette économie présentée comme mondialisée et inégalitaire, qui détruit inéluctablement les services publics et transforme les marchés financiers en gendarmes des États endettés jusqu’au cou. Cette société plus préoccupée par le travail et la productivité que par l’environnement ou le climat. La personnalité? Le plus jeune des présidents français. Un OVNI politique nommé Emmanuel Macron, qui vient de fêter ses 45 ans le 21 décembre dernier. Macron «le petit marquis». Macron «le méprisant de la République». Il suffit de lire les slogans, brandis au-dessus des tas d’ordures qui s’amoncellent partout en raison de la grève des éboueurs. Macron est aujourd’hui l’incarnation d’une promesse qui ne convient plus à une partie de la France des moins de trente ans que ses six années de présidence ont radicalisé, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite.
Macron a perdu la jeunesse
Lundi 20 mars, 23 heures, du côté du Palais Royal et de la rue de Rivoli à Paris. Les unités antiémeutes de la police traquent des bandes de jeunes qui renversent les poubelles et mettent le feu aux immondices. On pense à des casseurs. On redoute les blacks blocs (ndlr: forme d’action collective souvent associée à de la violence). Et puis l’on regarde les visages. Beaucoup ne sont pas masqués. Ils pourraient même venir des beaux quartiers où l'on a voté Macron. Ces jeunes-là se félicitent d’avoir, quelques heures plus tôt, essayé d’occuper l’université de Tolbiac, de l’autre côté de la Seine, dans le treizième arrondissement. Ils ont le visage découvert. Ils sont, d’une certaine façon, la «génération Macron», accros aux téléphones portables, aux réseaux sociaux, à l’univers numérique. Ils moquent le révolté vétéran de mai 1968, Daniel Cohn-Bendit, âgé de 77 ans et rallié depuis 2017 à Emmanuel Macron en raison de sa fibre européenne. «On veut notre Mai 2023», lâche Sylvia à un résident du quartier. La jeune femme a donné son nom en tapant dans une poubelle. Elle se présente comme une «étudiante enragée». Bienvenue à Paris, ville de «l’esprit des Lumières» auquel Emmanuel Macron s’est souvent référé dans le passé en se plaçant dans le sillage du courant de pensée né au XVIIe siècle et à l’origine de la Révolution française de 1789.
Emmanuel Macron a-t-il perdu la jeunesse? Oui, en partie. Attention: simultanément, les 538 000 élèves du secondaire en train de préparer les épreuves du baccalauréat ne font pas grève. Quantité de jeunes salariés ruminent, eux aussi, contre cette mobilisation destinée à défendre un modèle social tiré de l'après-guerre, et assuré d'être remis en cause lorsqu'ils auront terminé leur vie professionnelle. «Ceux qui défilent et brandissent leurs pancartes anti-Macron n'ont aucune légitimité démocratique. La jeunesse, dans sa grande majorité, cherche à s'en sortir, souhaite s'insérer, même si elle ne se reconnait pas dans un Macron qui l'a déçu» note le journaliste Fabrice Le Quintrec, collaborateur du site Atlantico.
Quelle partie de cette jeunesse française est enragée ? Difficile à dire. Mais les faits sont là. En 2016-2017, lorsque son sourire de jeune premier déferla sur le pays durant la campagne présidentielle de son mouvement «En Marche», Macron incarnait cette jeunesse. Il se félicitait de la «grande marche» qui avait conduit ses partisans, hors de tous partis politiques, à frapper aux portes de centaines de milliers de Français, pour vanter sa volonté de «transformation». Ce président-là était entouré de jeunes, dont pas mal issus de la diversité. Son mouvement – ni de droite, ni de gauche – a fait atterrir à l’Assemblée nationale des nouveaux visages: asiatiques, noirs, issus des diasporas. Et puis tout s’est enlisé. L’ambition européenne du président, celle dans laquelle se retrouve une partie de la jeunesse, a disparu derrière les reproches personnels, les formules malheureuses, le mépris du fameux: «Je traverse la rue et je vous trouve du travail», adressé à un jeune sans emploi le 15 septembre 2018.
Une France qui se déchire
Ce Chef d’État sans enfant, dont l’épouse aura 70 ans le 13 avril, s’est retrouvé empêtré dans sa bulle présidentielle, entouré de jeunes conseillers… pas du tout jeunes. C’est ailleurs que la jeunesse électorale a trouvé ses figures de proue, comme le député de la France insoumise (Gauche radicale) Louis Boyard, âgé de 22 ans et ancien chroniqueur de Cyril Hanouna. Et l’avalanche de récriminations s’est transformée en tsunami. Emmanuel Macron est pourtant le président qui a fait débloquer, en 2022, dix millions d’euros en urgence pour l’aide alimentaire aux étudiants. Il a été l’homme-orchestre du «quoiqu’il en coûte», cette injection de 200 milliards d’euros d’aides publiques diverses pour tenir l’économie à bout de bras durant la pandémie de Covid-19. Il est celui qui parle d’Europe et d’avenir. Il est, de loin, le dirigeant politique français le plus familier de l’univers Uber, Google, Instagram, etc. Il est le roi des selfies et tourne lui-même ses vidéos. Il se met en scène avec des influenceurs, tels McFly et Carlito. Macron est jeune. Mais beaucoup de jeunes ne se reconnaissent pas en lui. Pire: ils s’estiment trahis.
«Macron comprend-il la société française et la jeunesse? Je me pose la question depuis le début, nous avouait, en 2022, Daniel Cohn-Bendit. Il est devenu une marque. Or toute une partie de la jeunesse ne supporte plus les marques.» Le bilan écologique discutable de sa présidence sur le climat. Le forcing pronucléaire. La question de l’immigration. Tout cela a fini de rejeter le jeune président dans le camp des vieux. Mais sans ce respect mêlé de peur et d’autorité qu’imposait Charles de Gaulle en 1968 dans le pays profond.
La fracture générationnelle, en 2023, est peut-être pire que la fracture sociale. Car elle ne divise pas la France au présent, mais au futur.