Ce menu-là n’est pas celui qui changera pour de bon la vie quotidienne et les revenus des paysans français. Ce jeudi 1er février, le nouveau Premier ministre Gabriel Attal, 34 ans, a une fois de plus pris la parole pour annoncer des mesures afin de mettre un terme aux barrages d’agriculteurs.
Décisions françaises
Parmi les décisions annoncées? La mise en pause du plan Ecophyto qui fixe aux grands producteurs céréaliers des objectifs de baisse d’usage des pesticides, le lancement de contrôles de grande ampleur sur l’origine française des produits alimentaires vendus dans la grande distribution, une aide supplémentaire de 150 millions pour les éleveurs. Des annonces françaises couplées à celles de la veille, à Bruxelles, par la présidente de la Commission européenne.
Ursula von der Leyen a promis des dérogations aux obligations de garder des terres en jachère comme le prévoit la Politique agricole commune (Pac), afin de favoriser la biodiversité. Des mesures ont aussi été promises pour limiter l’importation, dans les pays de l’Union européenne, comme les poulets ukrainiens.
Insuffisant, ce menu d’annonces? Peut-être pas pour convaincre les paysans en colère de lever leurs barrages de tracteurs autour de Paris, à trois semaines de l’ouverture du traditionnel salon de l’agriculture, le 24 février. Mais insuffisant à coup sûr pour changer vraiment la donne. Selon les syndicats agricoles, un poulet français coûte sept euros en moyenne le kilo au consommateur, contre 3 euros pour le poulet ukrainien et 2,5 euros pour un poulet importé du Brésil.
Concurrence internationale
La concurrence est aussi redoutable pour la viande bovine. Entre six et dix euros le kilo pour du roast-beef en provenance d’Argentine, contre 25 euros pour de la viande «label France». Le fait que les paysans français aient promis – sans réussir jusque-là – à bloquer le marché des produits frais de Rungis, au sud de Paris, est révélateur. «Les paysans, aujourd’hui, ont envie de sortir d’un système mortifère qui fait qu’on travaille avec de plus en plus de chimie, répète depuis des années l’un des porte-parole de la Confédération paysanne (classée à gauche) Laurent Pinatel. Je pense notamment au secteur des fruits, dans lequel aujourd’hui être concurrentiels par rapport à des pays aux coûts de main-d’œuvre très faibles exigent d’utiliser des pesticides…»
Va-t-on voir les choses changer pour de bon maintenant, dans une Union européenne où la politique agricole commune représente 33% du budget annuel communautaire, soit environ soixante milliards, dont près de dix milliards d’euros rétrocédés aux paysans français?
Rencontré sur son tracteur, au pied de la préfecture de Moulins (Allier) la semaine dernière, Emmanuel, éleveur, est dubitatif. Il estime, lui l’exploitant d’une ferme de 80 vaches, n’avoir «rien à faire» avec le président du principal syndicat agricole, la FNSE. Arnaud Rousseau, très présent dans les médias français ces jours-ci, est en effet un ancien courtier, diplômé d’une école de commerce, propriétaire d’une ferme d’oléagineux de plus de 700 hectares. Il préside aussi Avril, un des plus grands groupes agroalimentaires français. Il a toujours été favorable aux mégabassines et aux OGM.
L’histoire politique de l’alimentation
Alors, comment concilier les intérêts de ce type de paysans et des petits exploitants de l’Allier, ou du sud-ouest? L’historien français Paul Ariès est l’auteur d’une «Histoire politique de l’alimentation». Il explique: «Les stocks alimentaires et le feu pour la cuisson ont probablement été les premiers biens communs de l’humanité. La politique est née autour de et par l’alimentation. Le grand enjeu de notre époque n’est pas tant la colonisation de l’espace que de savoir comment on va pouvoir nourrir 8 à 12 milliards d’humains.»
«Pour cela, je suis convaincu qu’il faut redécouvrir ce que manger a pu vouloir dire au cours des millénaires, poursuit-il. Nous sommes aujourd’hui à un carrefour: que mangera-t-on d’ici quelques décennies? Le maître mot serait l’industrialisation; soit la dénaturation des produits, avec les OGM, les alicaments, et surtout l’agriculture cellulaire. Celle-ci se définit comme l’exploitation des nouvelles possibilités offertes par les biotechnologies, de fabriquer des aliments à partir de cellules souches. On prélève quelques cellules et on va pouvoir les mettre en culture pour fabriquer des aliments à volonté.»
Grands distributeurs
Bref, sans réflexion sur ce qu’on mange, et sur ce que les supermarchés mettent en vente, rien ne changera. D’autant que les grands distributeurs savent jouer des différences législatives entre un pays et un autre pour acheter au meilleur prix. En 2013, soit il y a dix ans, un rapport du Sénat français a même dénoncé la présence de centrales d’achats agroalimentaires en Suisse, pour échapper à la législation de l’UE.
A l’époque déjà, le sénateur Jean Arthuis, auteur du rapport, estimait que rapportait «entre deux et quatre milliards d’euros par an pour des produits alimentaires fabriqués et vendus en France. Et de conclure: «Ce sont les consommateurs et les producteurs qui assument ces coûts qui progressent au fil des années. Ces commissions peuvent atteindre 2% pour les produits lactés ou 5% pour la salaisonnerie».
La révolution dans les assiettes, c’est aussi celle de la santé. Sur leurs barrages routiers, les agriculteurs français en colère ont déballé avec fierté le saucisson, les bouteilles de vin, le fromage. Sans parler de leurs énormes tracteurs qui vont continuer de bénéficier d’un prix réduit sur le diésel, après l’abandon de l’augmentation prévue des taxes. Alors? La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a essayé de résumer l’enjeu le 25 janvier, en proposant une grande «réflexion stratégique sur l’agriculture».
Nouveau consensus
«Le moment est venu de forger un nouveau consensus sur l’alimentation et l’agriculture entre les agriculteurs, les communautés rurales et tous les autres acteurs de la chaîne agroalimentaire de l’UE. Les agriculteurs et l’industrie alimentaire de l’UE fournissent à nos citoyens des aliments sains et de haute qualité et apportent une contribution essentielle à notre économie, en particulier dans les zones rurales. Mais, dans le même temps, ils sont confrontés à un large éventail de défis, allant du changement climatique à l’inflation, en passant par les effets de la volatilité du marché. Grâce à ce dialogue stratégique, nous créons un forum pour donner une vision claire de l’avenir» a-t-elle proclamé.
Sans dire qu’elle doit dans quelques jours, le 6 février, présenter un nouvel objectif intermédiaire pour le «pacte vert européen» si controversé (voté en mars 2023, pas encore appliqué). Celui-ci prévoit de réduire de 90% les émissions de CO2 pour l’UE en 2040 par rapport aux niveaux de 1990. La révolution des assiettes est aussi celle du climat.