Ils ne croient pas aux promesses répétées par le jeune premier ministre français Gabriel Attal, venu à la rencontre des agriculteurs en colère vendredi en Haute Garonne, et ce dimanche 28 janvier en Indre et Loire . Réunis autour de leurs tracteurs devant la préfecture de Moulins (Allier), ces paysans du Bourbonnais se trouvent à l’extrême ouest de la région Rhone-Alpes-Auvergne qui va jusqu’à la frontière suisse. Cela fait deux heures que j’échange avec eux, sur leur métier, sur le manque d’horizon, sur leur déprime face à un pays et à une Union européenne dans lequel ils ne se reconnaissent plus.
Et voilà que le nom du nouveau premier ministre français est lâché. Cela tombe bien. Il vient de commencer à répondre aux demandes des agriculteurs révoltés, qui ont présenté une liste de 140 revendications. L'abandon de taxe sur le diesel agricole, une augmentation des aides pour faire face aux maladies des bovins, et la promesse de réunions d'urgence dans tous les départements pour simplifier les procédures administratives, sont sur la table. Problème: personne ici ne le croit capable d’apporter des réponses durables et l'annonce d'un blocage de Paris dès lundi par les syndicats agricoles a remis le feu aux poudres. Difficile pour Gabriel Attal, pur parisien de 34 ans, sans autre expérience professionnelle que les couloirs de l’Assemblée ou des ministères, d'apparaitre pour ces éleveurs de bovins ou de moutons, comme autre chose qu'un «extraterrestre». Et ce, malgré son talent de débatteur et de communicant.
Tous ces paysans se disent surtout «sacrifiés». Emmanuel est venu à Moulins en voiture depuis Arfeuilles, sa commune des contreforts des montagnes bourbonnaises. Sa ferme est à 650 mètres d’altitude. Il a environ 80 vaches, pour la plupart charolaises. Il vend ses veaux au marché des Grivelles de Sancoins (Cher) ou au marché au cadran de Moulins Engilbert (Nièvre). «Ils partent ensuite pour l’engraissement en Italie raconte-t-il. C’est cela qui ne va plus en Europe. Les firmes agroalimentaires qui nous achètent nos animaux ont des implantations dans plusieurs États membres de l’UE. Elles maximisent leurs profits en jouant un pays contre l’autre. Nous, on est des proies faciles. Mes veaux, je les vends à celui qui veut bien les acheter. Je n’ai pas le choix».
Travailler la terre
Sacrifiés, pourquoi? «Regardez bien le gouvernement poursuit-il. Vous avez vu un seul paysan? Vous croyez que Macron et Attal, son premier ministre, savent ce que c’est de travailler la terre. Pour beaucoup de Français comme eux, l’agriculture se résume aux rayons du supermarché. On boit du vin argentin. On mange des pommes polonaises. On déguste un steak argentin. On fait griller un poulet Thaïlandais. C’est un prix que les gens achètent, pas un produit».
Différence de perception. Sentiment de ne plus appartenir au même monde. Loïc est, lui aussi, éleveur. Il se demande ouvertement à quoi servent aujourd’hui les chambres d’agriculture, supposées aider les paysans, devenues à l’entendre des chambres d’enregistrement de la «surtransposition», cette manière française de rajouter des normes aux normes européennes. D’un côté, des paysans dont les mains calleuses disent le travail de la terre, le rythme de ses saisons, le réchauffement climatique vécu à travers l’exploitation, les hivers qui n’en sont plus, les bêtes qu’on laisse au pré bien plus longtemps, les étables qu’il faut réhabiliter en respectant les nouvelles règles écologiques.
Où est passé Macron
De l’autre, une classe politique et administrative accusée d'être déconnectée. Le précédent ministre français de l’Agriculture, Julien Denormandie (un moment donné favori pour diriger le gouvernement) est ingénieur agronome. Cela l’a aidé à s’imposer. L’actuel titulaire du poste, Marc Fesneau, connaît peut-être les paysans de son département du Loir-et-Cher. Mais les agriculteurs ne lui font pas confiance. Tous pensent que «seul Macron prend les décisions».
Or le président de la République est en visite officielle en Inde, avec son épouse Brigitte. Ils y sont reçus en grande pompe. Hélène, une agricultrice à la retraite venue soutenir les manifestants, s’énerve à haute voix. «On fait partie du paysage. C’est tout. Je ne suis pas sûr qu’à Paris ou à Bruxelles, ils savent que nos fermes ne sont pas gérées par l’intelligence artificielle. Ils n’ont aucune idée sur notre travail. Paysans, pour eux, c’est un concept. Pas des vies en chair et en os d’hommes et de femmes».
Casse-croûte et saucisson
Il suffit de les regarder de près. De s’asseoir à leurs côtés et d’attendre que la manifestation s’achève. Ces agriculteurs en colère, gros pulls de laine sur les épaules et bottes aux pieds, ont amené leur casse-croûte, posé sur le rebord d’un muret du parc de la préfecture. Ils ont posé des packs de bière. Ils ont débouché un Saint-Pourçain, le vin local. Ils saucissonnent. Ils ont acheté des éclairs au chocolat au supermarché voisin. Aucun n’a la silhouette travaillée de Gabriel Attal, élégant trentenaire des beaux quartiers parisiens. Aucune de ces femmes, quand on leur pose la question, n’a de sac Louis Vuitton, la marque préférée de Brigitte Macron.
Ils rigolent quand on leur parle de la «start-up nation», même si tous manient ordinateur et messagerie électronique avec dextérité pour leurs formalités administratives et leur comptabilité. Aucun d’entre eux ne se dit devant nous anti-européen. Ils ont juste l’impression d’être condamnés aux bas-côtés. De ne plus être sur la route principale. D’être devenus des anomalies. Nathalie Loiseau, députée européenne macroniste, reconnaît que le fossé s’est creusé depuis qu’Emmanuel Macron est arrivé au pouvoir en 2017. «C’est le ressenti qui fait mal. Ces paysans dénoncent le «green deal» européen alors qu’il n’est pas encore en vigueur. Ils se voient comme des variables d’ajustement, des décorations folkloriques».
Le marché européen, une chance
Sacrifiés par Macron, Attal, Paris, Bruxelles. Tous sont au courant des législations communautaires, même s’ils les caricaturent souvent pour mieux les dénoncer. Tous savent que le marché européen est une chance pour leurs produits agricoles. Mais tous voient le nouveau monde de la transition écologique comme un objectif insurmontable, qui les tuera au sens propre comme au sens figuré.
«On n’est plus représenté. L’idée qu’on peut se passer de nous, les paysans, est entrée dans les mœurs même si Macron dit le contraire. Sommes-nous condamnés à manger ukrainien parce qu’il y a la guerre là-bas? » poursuit Emmanuel, l’éleveur d’Arfeuilles. Ils se doutent que le nouveau premier ministre français va aligner les zéros, annoncer de nouvelles subventions, peut-être promettre des moratoires sur certaines mesures. Mais un changement radical d’orientation, personne n’y croit. Les promesses de simplification laissent tous ces exploitants dubitatifs. Le pli est pris. L'administration empile. De moins en moins nombreux, les paysans ne pèsent plus dans le débat public.
«On est tout juste bon à faire de la figuration pour «l’amour est dans le pré» assène l’un d’eux, au pied du tracteur sur lequel sont juchés les leaders syndicaux locaux. L'agriculture française crève d’être en partie devenue une fiction. Un jeu télévisé. Alors que tous les jours, dès l’aube, ces exploitants en colère affrontent, dans leurs campagnes et dans leurs fermes, ce que les élus et les ministres ne perçoivent qu’à distance: la dure réalité de la terre supposée nous nourrir. Et permettre aux paysans d’en vivre.