Leurs klaxons résonnent sur les rives de l’Allier, tel un cor des Alpes désespéré. Dans quelques heures, ces paysans que je viens de rencontrer devant la préfecture de Moulins (Allier) bloqueront la RCEA (Route Centre Europe Atlantique), la nationale qui traverse le centre de la France jusqu’à la frontière suisse.
Dans la cabine de leurs tracteurs transformés en machines à rugir des slogans anti-Macron et anti-État, ces éleveurs de bovins et de moutons, ces volaillers, ces céréaliers et ces maraîchers se préparent, s’il le faut, à des longues journées et nuits de blocage routier. Ils n’empêcheront pas les voitures de rejoindre l’autoroute voisine, en direction de Clermont-Ferrand. Mais leur opération «escargot» est partie pour durer.
«On n'en peut plus»
«Dites aux Suisses qu’on n'en peut plus», me lance Emmanuel, un éleveur de 52 ans dont le fils effectue un stage d’ingénieur à Berne. La Confédération est à moins de trois cents kilomètres. Mais ici, ce n’est pas la distance que l’on évoque lorsque je les interroge. C’est l’Union européenne. La Suisse et ses montagnes ne font pas partie de cette Europe. Et tous le savent et s’interrogent.
«Cette Europe-là est un boulet. Au sein de l’UE, tous les pays n’appliquent pas les mêmes règles. On a l’impression qu’en France, on subit une double peine. Notre excès de bureaucratie nationale se rajoute aux normes communautaires», s’énerve Christophe Jardoux, le président départemental de la FNSEA, le syndicat agricole français majoritaire, trés contesté depuis le début du mouvement de protestation.
Quelques minutes plus tôt, celui-ci a accueilli sur son tracteur, juste devant la préfecture, la préfète de l’Allier pour une minute de silence en hommage à l’agricultrice et sa fille tuées par des chauffards mercredi en Ariège. Le mot d’ordre est l’unité. Demain, le siège de Paris et le blocage généralisé de la France? «S’il le faut, oui. Cette fois, on ira jusqu’au bout», me lâche-t-il.
Diesel agricole
J’essaie de comprendre. J’ai tous les chiffres en tête. Je sais que l’augmentation du prix du diesel agricole est l’étincelle qui a engendré ce brasier de protestations. Je réponds aux interrogations nombreuses sur l’agriculture helvétique, elle aussi traversée par des colères.
J’ai devant moi Corinne, maraîchère installée à Limoise, à une trentaine de kilomètres de Moulins. Son mari est éleveur de moutons. Son voisin, présent à leurs côtés, élève des vaches charolaises. Ils égrènent les statistiques qui leur «pourrissent la vie». Ils dénoncent le «racket de l'État». Tous parlent de la concurrence déloyale des produits agricoles européens moins contrôlés, et des importations de viande d’Argentine ou de Nouvelle-Zélande.
Je les entends répéter ce que tous les paysans français disent sur les chaînes de TV. Ils veulent produire. Vivre de leur production. Réhabiliter le «produit en France». Luc désigne du doigt une école voisine, pas loin de la Chambre d’Agriculture de l’Allier, cernée par leurs tracteurs. «Pouvez-vous nous dire pourquoi les cantines des écoles et des administrations ne sont pas forcées d’acheter des produits français? C’est avec nos impôts qu’on paie tout ça, non?»
Chacun est venu avec des pancartes routières arrachées aux panneaux de signalisation, le long des routes. Ils les ont mis à l’envers, scotché sur leurs tracteurs ou sur leurs bennes remplies de fumiers. Devant la préfecture, gardée par quelques policiers qui ont reçu consigne de ne pas intervenir, une colonne de fumée noire s’élève. Des pneus brûlent. Je vois les motards de la gendarmerie échanger avec ces paysans en colère.
Les «gilets verts» n’ont rien à voir avec les «gilets jaunes». Leurs leaders syndicaux, tous présents, ont demandé aux manifestants de «ne rien casser». «Si on casse, on perd le soutien de l’opinion, poursuit Corinne, la maraîchère. On n’est pas là pour dire non à tout. On est là pour dire: vous avez perdu la tête. On marche à l’envers. On veut parler au cœur des gens.»
Surendettement paysan
Le malaise n’est pas que social. Il est d’abord financier bien sûr. La question des rémunérations qui ne suffisent plus pour vivre décemment revient dans tous les échanges. Tous ces paysans sont endettés. La construction de nouvelles installations est de plus en plus coûteuse en raison des normes écologiques. Chacun de leur tracteur coûte au bas mot cent mille euros. Un jeune agriculteur doit, pour s’installer dans ce département du centre de la France, débourser au moins 500'000 euros.
Et pourtant, c’est autre chose que ces paysans réclament. Ils ont peur de l’Ukraine, ce géant agricole dont ils ont vu, à la télévision, les fermes de milliers de bovins ou les immenses plaines céréalières. La chute des prix du tournesol, en 2023, est liée à la surproduction ukrainienne. Ils ont le sentiment d’être exposés à tous les mauvais vents: ceux des contrôles d’une administration toujours plus tatillonne, ceux d’une Union européenne qui a lancé, ce 25 janvier à Bruxelles, une réflexion sur sa future stratégie agricole alors que ses règles déciment le monde paysan. «On ne sent plus la volonté de nous défendre. Macron et les siens ne sont pas de notre monde. Ce sont des parisiens sans racines», tranche un volailler, venu avec sa fille.
Poulets labellisés
Je questionne justement ce producteur de poulets labellisés. 40'000 volailles pondeuses élevées en plein air. La chimie, les pesticides, les normes… Il connaît. C’est autre chose qui l’a poussé à venir bloquer la RCEA. «Nous, on peut dire stop. On a les moyens. On a les tracteurs. Ils n’oseront pas s’en prendre à nous. On n’est pas des gilets jaunes vulnérables sur leurs ronds-points. Les politiques ont peur de nous. C’est notre dernière force, notre ultime atout.»
Mais pour changer quoi? Pour obtenir quoi? La France est le premier pays en termes d’aides de la politique agricole commune européenne. Faut-il tout changer? «Non, répond le président de la FNSEA de l’Allier. Ce qu’il faut, c’est une pause. Réfléchissons. Arrêtons d’ouvrir nos frontières. Posons-nous la question de ce qu’on veut garder ou pas de l’Europe. On ne la rejette pas. On veut trier. Imposons la taxe carbone sur les produits agricoles importés. Nous n’avons pas voulu d’une Europe qui nous tue. Si les paysans meurent, il n’y aura plus d’Union européenne. Il restera juste un cimetière européen.»