Ce n’est plus de colère. C’est de la rage. Une rage décuplée par la tragédie survenue sur un barrage routier dans l’Ariège, au pied des Pyrénées. Il est 5h30, mardi 23 janvier, lorsqu’une voiture tente, à grande vitesse, de passer sur le bas-côté pour contourner un point de blocage des agriculteurs locaux en colère. La nuit se transforme en cauchemar.
Derrière un mur de bottes de paille que la voiture essaie d’enfoncer, un couple d’agriculteurs et leur fille de 14 ans. Horreur: la mère de famille est tuée sur le coup. L’adolescente, grièvement blessée, est morte dans la soirée. Les quatre occupants du véhicule, interpellés après avoir tenté de fuir, seraient des Arméniens déboutés de leurs demandes d'asile, et sous le coup d'une expulsion du territoire. La proximité de la frontière espagnole et de la principauté d’Andorre, terre de trafics en tous genres, et point de passage des «gofast» remplis de drogue, pourrait expliquer le comportement du conducteur et de ses passagers.
Colère? Bien plus que ça. En deux jours, et malgré les rencontres le 22 et 23 janvier entre des délégations des principaux syndicats agricoles français avec le nouveau premier ministre Gabriel Attal, 34 ans, l’ambiance de révolte a viré à la confrontation radicale. La France est habituée, de très longue date, aux jacqueries paysannes. En 1789, à la veille de la Révolution française et de la prise de la Bastille, c’est dans les campagnes que la monarchie a été renversée.
Le pire est programmé
«Les plus violents affrontements éclatent dans la montagne mâconnaise, le Bocage normand, les plateaux francs-comtois […] Les insurgés s’en prennent soit aux impôts et aux agents du roi, soit aux privilégiés, plus souvent aux uns et aux autres […] La population forestière, bûcherons et forgerons, qui n’avait jamais cessé de s’agiter depuis l’hiver, donne le signal» note l’historien Georges Lefebvre dans son livre sur les «révoltes paysannes» (Ed. Armand Colin). Est-ce la même chose, avec plus de deux siècles de retard? Il est trop tôt pour le dire. Mais à l’Élysée, le président Emmanuel Macron, en partance pour l’Inde, redoute le pire selon son entourage.
Le pire est en fait programmé. Car s’il ne lâche pas du lest, sous forme de nouvelles subventions aux agriculteurs, le gouvernement français est le dos au mur. L’actuelle colère paysanne n’est, en effet, pas seulement celle des petits agriculteurs ruinés par la grande distribution. Elle est aussi menée par de gros exploitants, dont les entreprises agricoles sont modernes et intégrées aux circuits agroalimentaires. Leurs tracteurs coûtent des centaines de milliers d’euros à l’unité. Il ne s’agit donc pas uniquement d’une jacquerie de la base, mais d’une révolte d’agriculteurs-entrepreneurs, qui se retrouvent étranglés par des réglementations européennes votées par les eurodéputés du parti présidentiel.
Proximité des élections européennes
Or les élections européennes, le 9 juin, sont très proches. Les paysans savent que le «pacte vert pour l’Europe» et que la stratégie de l’Union européenne «De la ferme à la fourchette», votés et adoptés par le parlement européen et les 27 États-membres en mars 2023, ne sont pas encore concrètement entrés en vigueur. Ils savent que le temps est compté pour empêcher la transcription, dans le droit français, des objectifs concrets à atteindre d'ici à 2030: réduction de moitié de l’utilisation de pesticides les plus dangereux, réduction des engrais d’au moins 20%, ou encore augmentation de la surface agricole dédiée à l’agriculture biologique jusqu’à 25%.
Résultat: leur mobilisation est maximale. Leur objectif: faire dérailler ce processus contre lequel les paysans se mobilisent partout en Europe, avec comme points de fixation principaux les Pays-Bas, l’Allemagne et la Pologne. Le tout, sur fond d’angoisse accrue liée à l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Ukraine, qui pourrait devenir au sein de l’Union la première puissance céréalière européenne.
La violence, ce recours
Cette rage prend des formes connues en France. À Châteauroux (Indre), à Narbonne (Aude), à Bayonne (Pyrénées Atlantique), à Agen (Lot-et-Garonne), les paysans ont déversé devant les préfectures des tonnes de fumier, de déchets et d’entrailles de bovins en provenance des abattoirs. Plusieurs autoroutes sont fermées, comme l’A64 autour de Toulouse, l’A 66 près de Pamiers (là où est survenue la tragédie) ou l’A 20 près de Montauban. Le spectacle n’a rien de surprenant.
«Ces actions syndicales récentes font partie d’un vieux répertoire militant, inventé tout au long du XXe siècle, retrace l’historien Édouard Lynch, dans son ouvrage «Insurrections paysannes» (Ed Vendémiaire).» L’universitaire sait que la violence accompagne traditionnellement les manifestations d’agriculteurs, avec pour cibles les bâtiments publics et les hypermarchés, symboles de la grande distribution. «À chaque fois que le mouvement prend de l’ampleur, le recours récurrent à la violence est présent, notamment contre les biens, dans le cadre de pratiques d’action directe qui se placent en rupture, plus ou moins contrôlée, avec la légalité», explique Édouard Lynch dans Ouest France.
Quelles réponses de Macron?
De quelles armes disposent Emmanuel Macron et le gouvernement de Gabriel Attal face à ce mouvement qui, partout, dépassent les principaux syndicats accusés d’avoir trop longtemps accepté une cogestion de la politique agricole, sans réussir à sauver durablement la filière alimentaire. Certes, les aides européennes sont massives. Sur un budget agricole de 53,7 milliards d’euros en 2023, l’Union européenne en reverse 9,3 milliards à la France, premier bénéficiaire.
400'000 exploitations perçoivent des aides européennes qui peuvent représenter jusqu’à 40% de leurs revenus. Mais l’étreinte entre contraintes de production et contraintes de commercialisation est trop forte. «Il ne faut pas oublier que les prix sont mondiaux argumente l’économiste Philippe Chalmin, coordinateur du rapport annuel Cyclope sur les matières premières. Ce que les paysans contestent, c’est la perte de souveraineté alimentaire que le président affirme justement vouloir rétablir».
Et maintenant?
Et maintenant? «La bataille est menée par des industriels de l’agriculture qui ne supportent pas les règles pourtant indispensables si l’on veut freiner la pollution de masse des nappes phréatiques, et l’émission de gaz à effets de serre» juge l’ancien eurodéputé vert allemand Daniel Cohn-Bendit. En Allemagne, les industries de la filière porcine refusent les règles visant à empêcher que les animaux soient entassés dans les étables. Or plus personne n’accepte ça.»
L’idée d’une manifestation massive et d’un siège en bonne et due forme des capitales (Bruxelles, Paris, Varsovie, Berlin) commence à circuler dans un monde paysan de plus en plus connecté et interconnecté. «On veut des actes» répètent les paysans français en colère. L’extrême droite nationale-populiste, une fois de plus, n’a qu’à récolter les fruits de ces tensions. «Depuis près de quinze ans, les zones rurales, qui représentent 25% de la population française, sont des zones de progression significative du vote Rassemblement national» explique le sociologue Jérôme Fourquet. Le jeune président du RN Jordan Bardella, sur le terrain avec les paysans, a d’ailleurs donné le mot d’ordre le 22 janvier: tous contre l’Europe de Macron qui tue l’agriculture et les agriculteurs».