«Ne cherchez pas l’erreur, il n’y en a pas. Jordan Bardella est un produit politique parfait. Et c’est bien cela qui doit interroger.» La réflexion n’a pas tardé à venir. Le résultat du premier tour des législatives françaises est tombé comme un coup de massue. Il y a encore quelques mois, André Gattolin était l'un des sénateurs les plus respectés du parti présidentiel Renaissance d’Emmanuel Macron. Un de ces parlementaires pivots, indispensables lorsqu’il s’agit de constituer une coalition, ou de pousser un sujet à l’avant-scène du Parlement.
C’est dans le cadre feutré du Sénat, où siègent seulement trois élus du Rassemblement national, que cet ancien sondeur, spécialiste des enquêtes d’opinion, a commencé à cerner la personnalité de Jordan Bardella, 28 ans. Une adolescence à Saint-Denis, au nord de Paris. Un parcours impeccable de jeune militant d’extrême droite… Et maintenant, le voici aux portes du pouvoir. «Si vous cherchez à percer l’énigme Bardella, ce n’est pas du côté de l’homme qu’il faut gratter, recommande l’ex-élu du département des Hauts-de-Seine. Regardez plutôt le parti. Bardella a été fabriqué.»
On connaît la biographie de celui qui, dans la foulée du second tour des élections législatives, le 7 juillet, pourrait prendre la tête du gouvernement français, à la suite de la victoire historique de son parti au premier tour des législatives avec 33,15% des voix. Une mère employée dans des écoles maternelles. Un père entrepreneur, gérant d’une entreprise de distributeurs de boissons. Lui est d’origine italienne. Jordan est un secondo, qui a grandi dans une cité baptisée du nom d’un journaliste et homme politique communiste tué par les nazis en 1941: Gabriel Péri. C’était hier. Pas avant-hier.
A 28 ans, celui qui a porté la liste du RN jusqu’à la victoire aux récentes élections européennes du 9 juin (32% des voix, le double du camp présidentiel) circulait encore ici, dans les couloirs du lycée catholique Saint-Jean-Baptiste de La Salle, à quelques pas de la mairie et de la basilique royale qui fait la fierté de cette grande ville populaire de la banlieue nord de la capitale française.
Un élève presque modèle. Baccalauréat avec mention très bien. «Le fil rouge de son rapide parcours, c’est l’excellence, note Iannis Roder, un enseignant du collège public voisin qui a connu la famille, même si les parents de Jordan étaient divorcés. Rien n’a jamais dépassé chez lui. Sauf son ambition et ses colères contre ceux qui sèment trop le désordre.»
On détecte un leader
On ne fabrique pas un leader. On le détecte. On le teste. On lui donne ensuite le bagage politique nécessaire. Jordan Bardella a 16 ans lorsqu’il croise, pour la première fois, un cadre dyonisien (le nom des habitants de Saint-Denis) du Front national. «Tout le monde connaît l’histoire. Jordan collait le mieux les affiches. Il tenait l’agenda des tournées de tractage. Il savait constituer les équipes», confirme Kevin, membre du comité de soutien local à la candidature de Julien Grazioli, le candidat du RN à Saint-Denis pour ces législatives, éliminé dès le premier tour.
Marine Le Pen vit alors une déchirure familiale et politique. Son père Jean-Marie, dit «le Menhir», doit absolument être écarté. L’avenir de son mouvement politique national-populiste en dépend. L’homme chargé de nourrir cette rupture est Florian Philippot, un énarque, pur produit de la haute administration française. Philippot écume les fédérations. Il repère, à Saint-Denis, l’efficacité du jeune Jordan.
Ce dernier est beau gosse. Pour Florian Philippot, homosexuel assumé, l’attirance n’est pas que politique: «Jordan Bardella arrive pile au moment où Marine Le Pen doit tuer son macho de père, ex-officier parachutiste, l’homme qui savait parler aux durs à cuire. Il lui faut s’appuyer sur une jeune garde masculine. Elle cherche un gladiateur», sourit une journaliste qui a longtemps couvert le FN pour la presse nationale française. Jordan sera ce gladiateur adoubé par Marine. Mais pour cela, il doit endosser l’armure.
L’intéressé n’est pas facile à «entraîner». Jordan Bardella a la part d’ombre de tous les adolescents. Au Front national, ses amitiés l’ont vite conduit à fréquenter les jeunes bourgeois «casseurs de gauchistes» du GUD, le Groupe union défense, dont la notoriété remonte aux «bastons universitaires» des années 1970. Le chemin qui l’a mené au GUD est l’UNI, l’Union nationale interuniversitaire, sorte de nébuleuse droitière très présente dans les facs parisiennes.
Sauf que militer ne suffit pas pour gravir les échelons d’un parti. Pascal Perrineau, fameux politologue français, se souvient de Jordan Bardella, tout jeune, l’interrogeant au congrès de Lyon du FN, en 2016, sur l’examen d’entrée à Sciences Po qu’il venait de rater. «Il y a une frustration chez lui. Le militant modèle, prêt au coup de poing, n’a jamais obtenu l’aide des intellectuels du parti pour entrer dans cette école prisée.
Florian Philippot, alias «grosse tête», aurait pu le conseiller. Il a décliné. «C’est à ce moment-là que Bardella comprend qu’il n’a qu’une seule voie possible pour monter les échelons: imiter, apprendre, copier. Il n’est pas le meilleur élève. Il sera donc celui qui récite le mieux», complète Pierre Matthiot, directeur de Sciences-Po Lille. «Bardella, c'est le type du fond de la classe entouré de jolies filles, poli, très moyen et populaire, qui rend furieux les élèves les mieux notés sur lesquels il rêve de prendre sa revanche».
Avocate de profession
Marine Le Pen n’est pas une intello. Elle ne s’en cache pas. Avocate de profession, l’ancienne étudiante de la très droitière Université Paris II Assas a toujours souffert des haut-le-cœur suscités par son nom de famille dans les beaux quartiers. Jordan Bardella lui offre sa revanche. Le clan familial est surtout féminin. Marine a deux sœurs aînées, Marie-Caroline et Yann (mère de Marion Maréchal). Elle a deux filles et un fils, Louis.
Jordan va devenir son paravent contre ces «experts» du parti qui se moquent ouvertement d’elle. Philippot prend vite la porte, après la première élection d’Emmanuel Macron, en 2017. L’opération Reconquête d’Eric Zemmour, en 2021, lui permet de purger aussi l’économiste Jean Messiha.
Dans sa biographie tout juste publiée et très documentée de Jordan Bardella, «Le grand remplaçant» (Ed. Studiofact), Pierre-Stéphane Fort passe en revue chacune de ces étapes. À chaque fois, Jordan se tient solidement aux côtés de Marine. Il s’amourache de sa nièce Nolwenn. Il loge dans le château familial de Montretout, à Saint-Cloud, d’où l’on domine l’ouest de Paris. «J'ai enquêté sur lui un an. On oublie trop vite que derrière son côté sympa se cache un appétit de pouvoir féroce. C'est un loup que Marine Le Pen et les siens ont déguisé en agneau» explique l'auteur, rencontré en marge de l'émission C dans l'Air. La page de la méritocratie sociale version Saint-Denis est tournée. Jordan Bardella n'y vote même plus, préférant les isolois de Garches, une commune huppée de la banlieue ouest...
L’apparence, justement. Jordan doit s’émanciper de son milieu. Ses origines italiennes ne lui pèsent pas. Il est bien plus discret, en revanche, sur ses origines kabyles via ses grands-parents. Son grand-père paternel s'est même installé au Maroc et converti à l'islam. Jordan occulte, sans rompre. Vu comme un gendre idéal, il doit aussi être un bon fils et un bon petit-fils. Sa métamorphose sera sociale et physique. Sa fréquentation des salles de sport est assidue. Il prend physiquement du volume. Alice, attachée parlementaire du Rassemblement national, l’a connu en 2020. «Il s’est transformé. Il voulait avoir une carrure. Il nous disait en rigolant qu’il se voyait plus en Delon qu’en Belmondo, en ombrageux baraqué.» Le changement opère.
Simultanément, l’entrée en masse de 88 députés du RN à l’assemblée, en juin 2022, complète son apprentissage. En 2019, sa nomination comme tête de liste du parti pour les élections européennes l’avait un peu déçu. Bruxelles, l’Europe, l’hémicycle de Strasbourg où l’on parle toutes les langues… Il ne se sentait pas à son affaire. Son bilan d’eurodéputé, présent mais peu actif, reste d’ailleurs l’un de ses points faibles.
Le recrutement de formateurs pour les parlementaires, à commencer par le politologue Jérôme Sainte-Marie, lui convient beaucoup mieux. Les fiches s’amoncellent sur son bureau. Il les lit dans les TGV Paris-Strasbourg et Paris-Bruxelles. Tandis qu’il suit, pendant des mois, un coaching médiatique intense avec un ex-journaliste de BFM TV pour apprendre à lâcher des punchlines sur les plateaux. «Il fallait le rendre sympa», a confié l’intéressé, Pascal Humeau, dans un documentaire d’investigation.
Arriviste de droite
«Il y avait deux Jordan Bardella: l’extrémise de droite et l’arriviste de droite. Il ne reste que le second», s’énervait devant nous, en 2022, Florian Philippot. Cette année-là, la presse révèle que le natif de Saint-Denis a, dans le passé, utilisé de faux alias pour lancer des messages de haine à caractère raciste. Bardella a dérapé. Il s’est servi d’un compte Twitter caché. Il louange en secret Jean-Marie Le Pen, ce grand-père qu’il n’a pas. Le recadrage sera rapide. Marine Le Pen lance une opération sauvetage. Son protégé est «débranché», prié de se consacrer aux dossiers bruxellois. Nous sommes en 2023. Jordan se voit assigner un objectif: les européennes de juin 2024.
La suite est connue. Alors qu’il bat la campagne pour dénoncer cette Europe qui, selon lui, a «oublié les nations», Jordan Bardella appuie sur l’accélérateur. Il a compris que la parenthèse est en train de se refermer brutalement sur Gabriel Attal, nommé le 9 janvier à moins de 35 ans à la tête du gouvernement. Il sait que Marine Le Pen, candidate déclarée à la présidentielle 2027, préfère gouverner à travers lui que d’assumer des responsabilités nationales avant la prochaine course à l’Elysée.
Son surnom de «perroquet», entendu dans les rangs du RN, le laisse de marbre. Lui préfère redire, comme il l’a fait au soir du premier tour des législatives, qu’il est prêt à gouverner en cohabitation, respectueux des prérogatives présidentielles mais «intransigeant» sur la mise en œuvre du programme de son parti, qu’il a su revoir à la baisse pour rassurer les électeurs.
Le cabinet de Gabriel Attal l’a surnommé «la télécommande», pour bien montrer qu’il fonctionne «en remote control». Qu’importe. Celui que la presse désigne comme un «gendre idéal» ou comme «Ken», le copain de Barbie, sait que le fait d’être un «bleu» ne peut plus l’empêcher, dans une France contaminée par le jeunisme et le dégagisme, d’accéder au sommet de l’Etat. Le voici programmé, si une majorité de Français le décident le 7 juillet au soir en donnant une solide majoprité au RN, pour être le «bleu Marine» de l’hôtel Matignon.