C’est un professeur au prestigieux Collège de France qui le dit. Âgé de 75 ans, Pierre Rosanvallon est l’auteur de «La Contre démocratie. La politique à l’âge de la défiance». Il est considéré, dans l’hexagone, comme l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire politique. Et il vient de tirer le signal d’alarme lundi 17 avril, au moment même où Emmanuel Macron s’exprimait à la télévision, dans une intervention préalablement enregistrée.
Invité de l’émission «Quotidien», l’universitaire estime que le pays «traverse sa plus profonde crise démocratique depuis la guerre d’Algérie». La référence est très forte. Elle peut faire peur. Elle dépasse l’observation politique conjoncturelle. De 1954 à la reconnaissance de l’indépendance de l’Algérie par référendum, le 1er juillet 1962, la France était en crise aiguë. La République fut menacée. Son chef à partir de 1958, le Général de Gaulle, fut même accusé d’être un dictateur par ses opposants.
Un talk-show incontournable pour les jeunes
La sortie de Pierre Rosanvallon dans «Quotidien», le talk-show incontournable pour les jeunes générations diffusé chaque soir sur TMC (groupe TF1), doit être replacée dans le contexte de la crise sociale actuelle et des orientations personnelles de cet universitaire de gauche, social-démocrate.
Pierre Rosanvallon a, de longue date, accompagné le syndicat réformiste CFDT qui est aujourd’hui en pointe du combat contre la réforme des retraites, promulguée dans la nuit du 14 avril par Emmanuel Macron après son approbation par le Conseil constitutionnel. Il a toujours été très critique de la personnalisation du pouvoir par l’actuel chef de l’État. On peut le qualifier d’opposant historique à Emmanuel Macron.
Montée en puissance des «populismes»
Dans l’un de ses ouvrages, «Le Siècle du populisme» (Ed. Seuil), cet historien et sociologue, s’inquiétait de la montée en puissance des mouvements politiques se réclamant du «peuple». Son constat alarmant n’est donc pas nouveau. Il fait partie de ceux pour qui la réélection de Macron le 24 avril 2022 avec 58,5% des voix, il y a tout juste un an, entretient une illusion de légitimité.
«Le vote est par nature intermittent, expliquait-il en 2021 à 'L’Express', là où la délibération s’inscrit dans le temps; il radicalise les opinions, les simplifie, les canalise dans des canaux souvent étroits, tandis que la délibération suppose la prise en compte d’une multiplicité d’arguments et permet à chacun de changer d’opinion après s’être rendu aux plus convaincants d’entre eux, sans avoir le sentiment de se trahir.» En clair: Voter n’est plus suffisant aujourd’hui. Un président ne peut pas se contenter de dire: j’ai été élu avec un programme de réformes, donc je réforme. Ce que fait Emmanuel Macron depuis le début de cette crise.
L’intervention de Pierre Rosanvallon dans «Quotidien»
L’élément nouveau est la combinaison des facteurs dans la crise actuelle en France, que l’intervention télévisée d’Emmanuel Macron ne semble pas de nature à désamorcer. Lundi soir, des concerts de casseroles et de nouvelles violences urbaines, à la suite de manifestations sauvages, ont suivi le discours présidentiel dans plusieurs grandes villes, dont Paris.
Le 1er mai, jour de la fête du travail, les syndicats unis espèrent rallier une mobilisation massive. Ceux-ci ont d’ailleurs refusé de rencontrer le président qui leur a tendu la main, et qui reçoit seulement ce mardi 18 avril les représentants du patronat.
Mais faut-il aller jusqu’à comparer la situation avec la guerre d’Algérie, qui était un conflit issu de la décolonisation? Avec une vraie guerre à l’œuvre? La Fondation Jean Jaurès, dont Pierre Rosanvallon est proche, accepte cette analogie sur le plan institutionnel.
«Le débat autour du projet de réforme des retraites et l’utilisation de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution ont mis en exergue les limites de nos institutions à faire vivre les différentes légitimités démocratiques, explique une de ses notes publiée en mars. À l’heure où la confiance des Français dans leurs institutions est à son plus faible niveau depuis le mouvement des 'gilets jaunes' 2, la crise politique prend le risque de se transformer en crise de régime.»
La guerre d’Algérie avait trois caractéristiques, en plus de la lutte armée dans ce pays colonisé par la France à partir de 1830 (on lira sur ce sujet le passionnant «Histoire de l’Algérie» de Michel Pierre, tout juste publié aux éditions Tallandier).
La première? Une France coupée en deux, entre les partisans de l’Algérie Française et ceux de l’indépendance. La seconde? Une importation de la violence en métropole, où les anti-indépendantistes de l’OAS (Organisation de l’armée secrète) firent régner la terreur tandis qu’une répression violente s’abattait sur les immigrés algériens (comme la répression policière à Paris du 8 mars 1962). La troisième? Un président Charles de Gaulle considéré comme un «traître» par une partie de la population pro-Algérie Française.
Pierre Rosanvallon va très loin
En faisant cette comparaison, Pierre Rosanvallon va très loin. Logique si l’on tient compte des remarques de la Fondation Jean Jaurès: «Quelle que soit leur proximité politique, la proportion de Français considérant le sujet des retraites comme 'important ou très important' ne descend jamais au-dessous des deux tiers. Cette proportion culmine à 95% chez les sympathisants Europe Écologie-Les Verts (EE-LV). Les personnes ayant voté blanc ou nul ou s’étant abstenues en 2022 se prononcent comme l’ensemble des Français (le sujet est important pour 82% d’entre elles). En observant la proportion des personnes considérant le sujet comme «très important», on constate une surmobilisation autour du sujet chez les électeurs de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle de 2022 (respectivement 47% et 46% pour une moyenne à 31%).»
La France de 2023 est coupée en deux. Pierre Rosanvallon va-t-il trop loin, ignorant par exemple que cette fracture se retrouve dans beaucoup d’autres pays, et que les réformes économiques et sociales voulues par l’actuel président sont jugées par beaucoup indispensables au redressement économique du pays? Peut-être.
Mais sa force vient du moment. L’on ne voit pas, en effet, comment Emmanuel Macron, en misant sur l’usure du mouvement, peut parvenir à réparer cette fracture béante, que l’universitaire estime bien plus grave qu’une blessure sociale.