Son dernier livre, «Bouleversements» (Ed. Stock), dresse le constat inquiet d’une Russie engagée par Vladimir Poutine dans une escalade sans issue en Ukraine. Un constat confirmé, depuis le début de la semaine, par les frappes de missiles russes sur plusieurs villes ukrainiennes et sur des infrastructures civiles. L’ancien président français François Hollande est à Genève ce mercredi 12 octobre pour présenter son essai chez Payot-Rives. Il répond aux questions de Blick.
«Bouleversements» (Ed. Stock) est un livre habité par le doute. Vous redoutez aujourd’hui le pire, ou presque, de la part de la Russie. Nos démocraties sont-elles conscientes de l’épreuve qu’elles traversent?
Les épreuves les plus redoutables ont un mérite: elles lèvent les doutes. Le plus important, à ce stade du conflit en Ukraine et des convulsions géopolitiques qu’il entraîne, est donc de regarder la situation telle qu’elle est. Une guerre s’est installée aux portes de l’Europe. Ce que personne ou presque ne pensait imaginable. Et face à cela, beaucoup de choses ont déjà bougé. Les États-Unis, qui voulaient se retirer militairement du Vieux Continent, sont plus que jamais de retour. Le bloc constitué par la Chine et la Russie exige de notre part des réponses commerciales sans concessions. Soyons clairs: Poutine mise sur notre fatigue. Il pense, comme il me l’avait fait comprendre sans nuances lors de nos rencontres durant mon mandat présidentiel, que les démocraties vont se fatiguer et finir par céder. Il croit qu’un régime autoritaire comme le sien a plus de cartes en main. C’est à nous, collectivement, de démontrer le contraire.
Vladimir Poutine est logiquement au centre de votre livre. Il en est l’un des personnages principaux. Peut-on encore négocier avec lui après ses menaces nucléaires et les frappes de missiles de ces derniers jours?
En ce moment, après l’annexion des territoires sécessionnistes ukrainiens envahis par ses troupes, la réponse est non. Poutine vient encore de démontrer avec ces frappes sur des objectifs civils qu’il ne croit qu’à la logique de la terreur pour parvenir à ses fins. Cette escalade est une démonstration parfaite de sa volonté de poursuivre le conflit, quel qu’en soit le prix. Il n’y a pas donc pas de négociation possible aujourd’hui avec la Russie, qui vient d’annexer par la force une partie intégrante d’un autre pays, et dont les troupes ont à l’évidence commis des crimes de guerre. La négociation doit-elle, en revanche, être l’objectif? Oui, évidemment. Mais cette négociation n’aura une chance d’aboutir que lorsque Vladimir Poutine l’acceptera, ou en aura besoin. La seule façon d’y parvenir est malheureusement connue. Elle consiste à infliger à son armée, à son pouvoir, à son économie et à son pays un maximum de dommages, et à l’isoler politiquement. C’est notre seule option. Poutine ne comprend que les rapports de force. Ceux qui croient encore le contraire se trompent. Et ils nous trompent.
Infliger le maximum de dommages à Poutine… Au risque de le voir recourir à l’arme nucléaire?
Il ne l’utilisera pas. Le président russe connaît les règles de la dissuasion nucléaire. L’usage de cette arme, même tactique, entraînerait des destructions sans précédent pour son pays et sa population. La Russie serait, dans les faits, la première victime de cette escalade. Je le crois en revanche capable de toute une panoplie d’actes destinés à semer la panique: sabotages de gazoducs, incidents provoqués à la centrale nucléaire de Zaporijia en Ukraine, utilisation d’armes condamnées par les règles internationales. Je suis convaincu que la responsabilité de la Russie est engagée dans les récents sabotages sous-marins du gazoduc Nord Stream. C’est à ce type de surenchère que nous allons devoir faire face.
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Ne pas négocier, n’est-ce pas mettre le sort de l’Europe dans les mains de l’OTAN et des Etats-Unis?
Les États-Unis se sont longtemps comportés en patrons au sein de l’Alliance atlantique, c’est vrai. Ils ont aussi pris des décisions désastreuses, comme l’invasion de l’Irak. Mais ouvrons les yeux: l’Amérique d’aujourd’hui n’est plus cette hyperpuissance contre laquelle nous devrions nous protéger. D’abord parce que dans cette crise, les Etats-Unis sont nos alliés les plus sûrs et que nous avons besoin d’eux. Ensuite parce que leur engagement à long terme en Europe n’est pas acquis. Rien n’est automatique. Tout va dépendre de notre capacité à résister, et aussi de leur situation politique intérieure. Que se passera-t-il, dans deux ans, si Donald Trump est de retour à la Maison Blanche? Les Européens ne doivent pas s’illusionner. Les Américains défendent leurs intérêts. Si nous ne savons pas défendre les nôtres, nous serons encore plus exposés et plus fragiles.
Vous appelez les Français et les Européens à entrer en «résistance active» face aux impérialismes russe et chinois. Nous sommes donc en guerre?
La «résistance active» que je préconise doit être au service d’une cause: celle de la démocratie, du respect des frontières et de la souveraineté de nos pays. Sur ces sujets, oui, la bataille est engagée. La Chine tirera toutes les leçons de la guerre en Ukraine. Et si Vladimir Poutine l’emporte, sa volonté d’envahir Taïwan sera renforcée. Nous ne menons pas, aujourd’hui, une guerre les armes à la main. Cette guerre-là est celle des Ukrainiens, et leur courage est exemplaire. La résistance que j’évoque désigne notre capacité collective à encaisser les chocs engendrés par ce conflit, à accepter des sacrifices. Nous devons être prêts à payer l’énergie beaucoup plus cher, à accepter moins de croissance économique, à affronter l’inflation qui mine notre pouvoir d’achat. A l’horizon de deux ou trois ans, voilà ce que résister va vouloir dire pour nous. Nous devrons faire des sacrifices. S’y préparer, c’est déjà résister.
Votre conviction européenne n’est pas entamée par les divisions au sein de l’Union? Je pense à la Hongrie, à la Pologne, aux fractures qui resurgissent régulièrement. Sans parler de la situation économique très préoccupante, aggravée par la dépendance énergétique des 27…
Oui, l’Union européenne a des problèmes. Oui, la Hongrie espère toujours ménager la Russie. Oui, la Pologne et les pays baltes préfèrent, en matière de défense, discuter avec les Etats-Unis qu’avec les autres pays membres, dans l’espoir d’obtenir des garanties supplémentaires. Acceptons ces réalités. On ne va pas les changer et l’initiative récente de la Communauté politique européenne, qui vient de tenir son premier sommet à Prague le 6 octobre, a eu le mérite de mettre tout le monde autour de la table, au-delà de l’UE. Ce qu’il faut en revanche, c’est trouver des solutions pour que ces ambiguïtés, voire ces contradictions, ne bloquent pas la machine et ne puissent pas être exploitées contre nous par ceux qui veulent voir l’Union affaiblie. Consolider le pilier européen de l’OTAN est par exemple incontournable et indispensable. Arrêtons d’en parler. Passons à l’acte.
«Bouleversements» a été publié avant les récentes élections législatives italiennes, remportées par le parti d’extrême-droite Fratelli d’Italia. Votre inquiétude sur les menaces portées contre nos démocraties s’est vue confirmée?
Je ne pense pas que l’on puisse dire cela à ce stade. Il est trop tôt. Sur le dossier de la guerre en Ukraine, la dirigeante du parti en question, Giorgia Meloni, a très tôt et très clairement affirmé son soutien au gouvernement de Kiev et à l’OTAN. Devons-nous, en revanche, nous interroger sur la place future de l’Italie au sein de l’Union européenne? Oui. La question est posée après ce scrutin. Je crois pour ma part, et je l’écris dans mon livre, que rien ne peut remplacer le couple franco-allemand comme force motrice de l’UE. Je ne vois pas d’autre axe capable de faire avancer l’Europe communautaire dans la direction que je préconise: celle d’une Europe à plusieurs vitesses, au sein de laquelle un noyau dur d’États prendra davantage d’initiatives. Pour moi, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, les pays du Benelux font naturellement partie de ce premier groupe. Allons-nous voir Rome prendre ses distances? Attendons.
Vous oubliez une autre option: la neutralité. La Suisse est neutre, vous le savez. L’Union européenne ne peut-elle pas être neutre? Toute une partie de l’opinion vit mal l’alignement actuel des gouvernements européens sur les Etats-Unis…
Je connais bien cette question de la neutralité. J’ai préfacé un ouvrage récent sur le sujet de votre ancienne présidente Micheline Calmy-Rey. Mais ce que je disais alors reste vrai: la neutralité n’est pas une option pour l’Union européenne. Et j’ai de sérieux doutes sur la possibilité de rester neutre aujourd’hui, pour un pays démocratique et européen, face aux menaces de Vladimir Poutine et aux prétentions des régimes autoritaires. Je sais qu’il y a en France et dans les pays voisins un fort courant pacifiste qui rêve d’une telle solution. Or c’est justement… un rêve. Il est impossible aujourd’hui de se tenir à équidistance des Etats-Unis, de la Russie et de la Chine. Il est impensable d’abandonner les sanctions contre la Russie, après ce que ce pays a fait à l’Ukraine. Ceux qui disent cela en France, en revendiquant l’héritage gaulliste ou mitterrandien, trahissent l’histoire. L’anti-américanisme les aveugle. Il ne suffira pas de reparler avec la Russie pour faire retomber la pression et faire disparaître les menaces. Ce n’est pas facile à accepter, mais Vladimir Poutine ne comprend qu’un langage: celui de la force.
Vous avez évoqué le récent sommet de la Communauté politique européenne. La Suisse était invitée. C’est une bonne nouvelle?
Cette invitation était logique et juste. La Suisse est au cœur de l’Europe et nos destins sont liés. Mais cela ne change rien à la donne bilatérale, entre la Confédération et l’Union européenne. Que veulent les Suisses? La question est très simple. Il n’y en a qu’une. Que veulent les Suisses au moment où les enjeux sont si importants, et où la crise que nous traversons est d’une ampleur sans précédent? Veulent-ils rester seuls, dans l’espoir que cette tourmente ne les affectera pas? Sont-ils prêts à être abandonnés, oubliés et à ne plus être que des acteurs marginalisés? Je ne crois pas à une telle solution. Nous avons besoin de la Suisse. Elle a besoin de l’Union européenne. Mais cela a un coût. Il faut l’accepter.
Et la France? Vous affirmez dans votre livre que la social-démocratie que vous défendez y a encore un avenir. Avouez que l’on peut en douter…
La social-démocratie est la réponse aux crises que nous traversons. Elle peut, par son souci de la redistribution compatible avec une économie robuste, réduire les fractures qui font tant de mal à nos sociétés. D’autres, à gauche et au sein du parti socialiste, ont fait le choix de la radicalité, avant tout pour des raisons électorales. Ils ont profondément tort.
A lire: «Bouleversements», de François Hollande (Ed. Stock).