Un tour de table et puis s’en va. Voilà ce que peut espérer Ignazio Cassis jeudi 6 octobre lors du sommet inaugural de la Communauté politique européenne à Prague. Jugez plutôt: 44 pays ont été conviés à cette rencontre par la République tchèque, qui assume jusqu’en décembre la présidence tournante semestrielle de l’Union européenne (UE). Parmi eux: des partenaires politiques bien plus importants ou problématiques pour l’UE que la Suisse, comme l’Ukraine, le Royaume-Uni, la Turquie, l’Azerbaïdjan ou la Serbie.
Partenaires? Le mot résume en soi l’objectif de cette première réunion, destinée à faire converger les intérêts des 27 pays membres de l’Union avec ceux de leur périphérie, dans tous les sens du terme. Difficile, dans ces conditions, de lever le doigt pour demander une attention particulière.
Des doléances helvétiques de moins en moins audibles
Tous les experts du labyrinthe bilatéral Suisse-UE espèrent bien sûr que le chef du département des Affaires étrangères pourra, en marge des discussions plénières, obtenir enfin un signe positif de ses interlocuteurs bruxellois. A commencer par celle qui boude aujourd’hui le plus les demandes de Berne: la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen.
«L’UE ne se lancera dans une nouvelle approche vers une négociation que si la valse-hésitation de ces huit dernières années s’arrête» avertissait ces jours-ci dans «Le Temps» l’avocat Jean Russotto, fin connaisseur de ce dossier.
La vérité est en fait bien plus simple: plus la guerre en Ukraine s’enlise et plus la Russie s’adonne au chantage stratégique et énergétique, moins les partenaires européens de la Suisse ont de temps pour écouter les doléances helvétiques. La secrétaire d’Etat Livia Leu, attendue de nouveau à Bruxelles le 12 octobre, aura bien du mal à ne pas en revenir une nouvelle fois bredouille, ou presque, si elle n’apporte aucune concession dans sa besace diplomatique.
Vers une «Europe à la carte»?
En théorie, cette nouvelle Communauté politique européenne (CPE), imaginée comme un cercle «vertueux» de pays associés à l’Union européenne et arrimée plus ou moins à son marché de 500 millions de consommateurs, convient bien à la Suisse. Pas de secrétariat permanent. Pas de conditions – pour l’heure – pour s’asseoir à la même table que les 27. Des avantages communs envisagés, comme l’extension à l’ensemble des 44 pays d’une itinérance téléphonique et numérique similaire à celle en vigueur au sein de l’UE. Bref, une Europe «à la carte» dont les contours ressemblent à s’y méprendre à ce que Berne a toujours rêvé d’obtenir.
Sauf qu’un changement radical est intervenu depuis l’agression russe de l’Ukraine le 24 février dernier. La Suisse, pour d’évidentes raisons géographiques, n’est plus en première ligne. Plus problématique: l’UE, en train de réformer son marché de l’électricité en mode accéléré, sait que la Confédération n’aura pas d’autre choix que de s’aligner sur ses options énergétiques. «Inutile de croire qu’être présent à Prague remplacera les processus de négociations en cours» a encore averti, fin septembre, la nouvelle secrétaire d’État française aux Affaires européennes, l’économiste Laurence Boone.
La photo et la bouée
Ignazio Cassis sera évidemment présent sur la photo de famille à Prague. De retour à Berne, le président de la Confédération pourra expliquer que la Suisse est tout sauf ignorée. Il pourra même arguer, comme il l’a fait lors de la conférence sur la reconstruction de l’Ukraine le 4 juillet à Lugano, que les gestes de solidarité helvétiques sont appréciés de nos partenaires. Mais oublions un moment ces éléments de langage. La vérité est que, dans ce nouveau forum, dont elle peut espérer un jour accueillir l’un des sommets, la Suisse va se retrouver politiquement noyée.
Heureusement, la santé de l’économie helvétique, source de juteux contrats pour les firmes communautaires et d’emploi pour les frontaliers, nous sert encore de bouée. Tant mieux. Le Conseil fédéral va pouvoir continuer de faire des ronds européens dans l’eau.