Un seul industriel vous manque, et toute la planète économique s’affole. Annoncée vendredi 16 septembre, la décision du milliardaire Elon Musk de suspendre la construction d’une nouvelle usine Tesla en Allemagne, pour produire des batteries électriques, sonne comme un nouveau signal d’alarme pour le Vieux Continent. Car derrière cette décision se profilent deux réalités opposées.
Aux Etats-Unis, l’entrée en vigueur de nouvelles lois fiscales incitatives favorise le rapatriement des industriels délocalisés. Tandis qu’en Europe, l’endettement chronique de nombreux pays leur coupe toute marge de manœuvre.
Et si les aides d’Etat s’épuisent?
«Les aides de l’État et la solidité de l’emploi ont jusque-là maintenu l’activité à flot. Les pénuries d’énergie, l’envolée des prix, et l’indispensable remontée des taux d’intérêt pour purger l’inflation risquent maintenant de faire chavirer l’économie» pronostiquait début septembre le quotidien conservateur français «Le Figaro». La décision d’Elon Musk vient confirmer ce diagnostic. L’intéressé a compris que l’administration Biden, à fond derrière l’ex slogan trumpiste «America First» (l’Amérique en premier), est prête à multiplier les cadeaux aux industriels de retour au pays.
Affirmer le leadership américain
«Nous avons promis d’affirmer le leadership américain dans le monde entier avec les routes, les chemins de fer, les ports et les aéroports les meilleurs et les plus sûrs. Or maintenant nous faisons enfin quelque chose à ce sujet. Nous sommes enfin en train de le faire» a lâché le président Américain à Boston, le 12 septembre, lors de la présentation de la nouvelle loi bipartisane sur les infrastructures.
Oubliée la «grande démission» – 4,4 millions de travailleurs américains ont quitté leur entreprise sur un an – l’heure est, outre-atlantique, à la riposte pour enrayer cette épidémie de départs volontaires.
Quel plan européen d’avenir?
De ce côté-ci de l’Atlantique, pas de plan ou presque. Les 27 pays membres de l’Union européenne en sont encore à gérer et répartir le déboursement des 723,8 milliards d’euros du plan de relance «Nextgeneration EU» adopté en juillet 2020. Plus grave, l’impact de l’injection de ces fonds communautaires empruntés pour la première fois à 27 est difficile à identifier.
«Bruxelles et les États membres se montrent beaucoup plus réservés à l’heure de répondre à une question en apparence simple: «Où est passé l’argent? » accuse le collectif d’investigation #Recoveryfiles, qui associe plusieurs journaux du continent.
Nouvelles lois américaines
La Commission européenne a beau exiger des capitales un suivi précis de l’utilisation de l’argent européen, ce traçage ne permet pas d’identifier de grands projets industriels ou technologiques porteurs. En France, de l’aveu du gouvernement cité par «Le Monde», il n’existe même pas de «liste» des bénéficiaires du plan.
Pas étonnant dès lors que Tesla a choisi de mettre en suspens la construction de son usine de batteries en Allemagne. Le constructeur espère profiter de la nouvelle loi américaine accordant subventions et exemptions d’impôts aux constructeurs si les batteries sont fabriquées et assemblées aux Etats-Unis.
Le risque allemand
L’Allemagne, premier poumon économique de la zone euro, est avec la France le pays sur lequel s’amoncellent le plus de risques: l’inflation pourrait y atteindre 11% au premier trimestre 2023. Le recul consécutif des salaires réels pourrait atteindre 3% soit «le plus élevé depuis l’introduction des comptes nationaux en 1970» selon l’Institut économique IFW de Kiel.
La Banque de France vient, de son côté, de confirmer l’incertitude ambiante. Selon ses dernières estimations, le Produit intérieur brut (PIB) Français en 2023 pourrait osciller entre une hausse de 0,8% et un repli de 0,5%, après une progression estimée à 2,6% en 2022. Et ce, malgré l’injection massive de fonds publics pour maintenir un bouclier tarifaire et protéger les usagers de l’explosion des prix de l’électricité.
La Banque de France tempère. Ce «net ralentissement à partir de l’hiver prochain» sera «temporaire». Sauf que, coté perspectives, le brouillard est total, compte tenu du risque énergétique engendré par les interruptions des livraisons de gaz russe: «Certains industriels sont prêts à absorber les surcoûts énergétiques, d’autres non. Il est nécessaire aussi de se mettre d’accord avec les syndicats pour organiser le travail» avertissait récemment dans «Le Monde» Jean-Pierre Floris, ancien délégué interministériel aux restructurations, devenu consultant.
Polémique sur les «superprofits»
La raison pour laquelle la décision de Tesla est préoccupante tient à la structure économique franco-allemande. De part et d’autre le poids de l’automobile pour la première et de l’aéronautique pour la seconde y pèse très lourd. L’institut Rexecode a bien identifié ce problème dans une étude: «La situation en Europe est très disparate selon les pays. L’Allemagne reste un des Etats membres dont l’industrie est la plus affectée par l’après pandémie et les difficultés d’approvisionnement en matières premières. La Pologne, est en revanche le pays européen dont la production industrielle a le plus rebondi».
L’automobile, représente près d’un quart de la production industrielle allemande. L’aéronautique compte pour environ 12% dans celle de la France. Problème: la guerre en Ukraine, les sanctions contre la Russie et l’explosion des prix du fret ont bouleversé les plans des industriels de ces deux secteurs. Tandis que l’opinion publique, aveuglée par les polémiques justifiées sur les superprofits des compagnies énergétiques, réclame des hausses de salaires et plus d’impôts sur les entreprises.
Une industrie européenne prise en tenaille
L'année 2023 pourrait, en somme, concrétiser ce que la Fondapol, un institut Français, pronostiquait dans un rapport en 2019: une industrie européenne prise en tenaille entre des entreprises américaines de plus en plus tentées de rentrer au pays pour se rapprocher de leur marché, et des géants chinois qui prennent définitivement le pas sur les juteux marchés émergents asiatiques.
«Entre 2004 et 2017, la part de l’Europe dans la valeur ajoutée industrielle mondiale a chuté de 29% à 19%, contre 22% à 16% aux États-Unis dans le même temps» avertissait la Fondapol. Et d’ajouter: «En 2008, sur les 500 premières entreprises mondiales (par leur chiffre d’affaires) référencées par le magazine Fortune, 171 étaient européennes, 150 Américaines et 28 Chinoises; dix ans plus tard, seules 122 entreprises européennes figurent dans ce même classement, contre 126 Américaines et 110 Chinoises».
L'année 2023 sera-t-elle celle du précipice industriel et du grand décrochage européen?