Un guerrier s’en va. Et ses moustaches aussi! Philippe Martinez, 61 ans, dirigeait le puissant syndicat français CGT (Confédération générale du travail) depuis 2015. C’est lui qui, depuis l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, était le «bloqueur en chef» du pays.
Ouvrier de la métallurgie, ancien délégué syndical central du constructeur automobile Renault, ce syndicaliste volontiers colérique portait sur ses épaules une bonne partie de la mobilisation sociale contre la réforme des retraites. Or il ne sera pas, jeudi 6 avril, en tête du cortège de l’intersyndicale qui promet de nouveau une mobilisation massive contrer ce projet de loi adopté sans vote le 16 mars. Exit le moustachu Martinez. Bienvenue à sa successeure inattendue, Sophie Binet, 41 ans, devenue ces dernières semaines l’une des figures de proue médiatique et populaire du mouvement de contestation.
La CGT, incontournable dans des secteurs clés
Une femme à la tête de la CGT, premier syndicat français du secteur public, incontournable dans des secteurs clés comme le transport ferroviaire, dans les raffineries ou chez les dockers qui contrôlent le fret arrivant en France! Une première depuis la création du syndicat en 1895, après une litanie de secrétaires généraux masculins et virils dont les noms scandent l’histoire des luttes sociales hexagonales. Cette féminisation était attendue. Le choix de Sophie Binet, en revanche, ne l’était pas.
Il a fallu une nuit de négociations internes, au sein du comité exécutif du syndicat réuni à l’issue du 53e Congrès à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), pour que l’intéressée soit propulsée sur le devant de la scène. Deux autres femmes tenaient jusque-là la corde, dont Marie Buisson, présentée comme la «dauphine» de Martinez. Or leur rivalité a obligé le «parlement» du syndicat à rebattre les cartes.
Conseillère principale d’éducation, patronne du syndicat CGT des cadres, ingénieurs et techniciens (UGICT), en pointe dans les manifestations sociales du début des années 2000 sous la présidence Chirac, Sophie Binet est sortie gagnante en raison de son profil: militante féministe assumée et proche d’un ancien secrétaire général resté très influent, Bernard Thibault, aujourd’hui impliqué dans l’organisation des prochains Jeux olympiques de Paris en 2024.
Pas facile, pourtant, de remplacer Philippe Martinez. À sa façon, avec son physique bourru et son goût des formules choc, le syndicaliste moustachu le plus célèbre de France incarnait l’opposition parfaite à Emmanuel Macron. Au président, la «start-up nation», l’éloge de la société numérique, et la proximité avec les grands patrons qui lui est tant reprochée. À Martinez, la base ouvrière que le Parti communiste (auquel la CGT est très longtemps restée affiliée) n’est plus en mesure de représenter.
L’ex-patron de la CGT était, à gauche de l’échiquier politique, le seul à assumer une opposition frontale avec l’Élysée, sans abuser du verbiage révolutionnaire comme le font les élus de la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon. Son credo? Ne rien lâcher face à un pouvoir selon lui aux ordres des riches et des puissants. «Martinez visait les brèches. Il s’engouffrait à chaque fois qu’il le pouvait. Il correspondait parfaitement à une France où le rapport de force domine tout. Pour lui, le compromis n’est pas jouable dans ce pays. C’est illusoire», note une experte en relations sociales qui l’a souvent fréquenté.
650'000 adhérents revendiqués
Sophie Binet aurait peut-être préféré prendre les rênes des 650'000 adhérents revendiqués de la CGT à un autre moment. D’abord, parce que l’issue de la bataille sociale des retraites se joue ces jours-ci, avec le risque de voir l’unité de l’intersyndicale abîmée si des divergences se font jour après la rencontre prévue avec la Première ministre, Élisabeth Borne, mercredi 5 avril. La CFDT réformiste de Laurent Berger veut jouer ce va-tout.
Mais quid si la cheffe du gouvernement refuse toute «pause» à propos des retraites, comme elle l'a répété ce vendredi ? Comment faire pour empêcher l’entrée en vigueur de ce texte sur lequel le Conseil Constitutionnel donnera son avis le 14 avril? Et comment se positionner, comme syndicat de travailleurs, si la procédure déclenchée sur l’organisation future d’un Référendum d’initiative partagée sur le report de l’âge légal de départ à 64 ans (au lieu de 62 ans actuellement) devait aboutir dans quelques mois?
Deuxième motif d’inquiétude pour Sophie Binet: les relations empoisonnées, au sein de la CGT, entre les fédérations pro-Martinez et les autres. Lors de sa première élection en 2015, le secrétaire général sortant avait pris les rênes sur fond de scandale. Son prédécesseur, Thierry Lepaon, avait été accusé d’avoir fait financer par le syndicat la réfection de son appartement de fonction. Depuis, les accusations fusent sur les liens claniques qui relient certaines figures cégétistes influentes. L’une des candidates malheureuses, Céline Verzeletti, avait promis de «faire le ménage».
S’imposer comme femme
Troisième défi enfin: s’imposer comme femme au sommet d’une organisation jusque-là dominée par des hommes forts comme Benoit Frachon (1945-1967), Georges Séguy (1967-1982), Henri Krasucki (1982-1992) ou Bernard Thibault. La CFDT, d’inspiration sociale-démocrate, a été pour sa part dirigée de 1992 à 2002 par Nicole Notat, figure de proue du dialogue social en France. Mais depuis, le contexte a changé. La parole féministe s’est radicalisée. Le Rassemblement national ratisse, sur le plan politique, les terres ouvrières et populaires. Marine Le Pen a énormément investi sur le terrain social, en plaidant pour des hausses immédiates de salaires.
Dans un syndicat CGT le dos au mur, auquel Emmanuel Macron ne veut rien céder parce qu’il le considère comme responsable du blocage du pays, les moustaches épaisses de Philippe Martinez étaient un repère. Les remplacer, sans jouer à son tour le rôle de «bloqueuse en chef» du pays, ne sera pas facile.