J’ai d’abord voulu consacrer cette chronique à un seul livre. Un essai passionnant, signé par l’universitaire français Sylvain Venayre. Dans «Les guerres lointaines de la paix» (Ed. Gallimard), celui-ci nous oblige à regarder en face ces vérités qui nous dérangent: nous sommes, vous et moi, façonnés par les guerres qui ont ravagé le monde.
Elles ont forgé notre imaginaire, et le conflit actuel en Ukraine le confirme. Les guerres sont des matrices. Et cela est particulièrement vrai depuis le début du 19e siècle, en raison de l’avènement des moyens modernes de communication.
L’auteur insiste ainsi sur le poids de la guerre d’indépendance grecque de 1821-1822 dans la mobilisation des consciences européennes. Cela fait deux siècles. Mais rien n’a changé. L’ennemi est toujours à l’est. La Russie de Vladimir Poutine a remplacé l’ex-Empire Ottoman.
«Aux portes de l’Europe», l’histoire de l’Ukraine
Ce livre n’a pas besoin d’être accompagné d’autres lectures. Et pourtant! Comment ne pas le compléter par deux autres essais que je viens de terminer, pour m’aider à mieux comprendre ce qui se passe en Ukraine.
Le premier est l’impressionnante histoire de ce pays brossée par Serhii Ploky dans «Aux portes de l’Europe» (Ed. Gallimard). Tout y est, surtout ce qui n’est pas directement politique: «L’Ukraine contemporaine est le produit de l’interaction entre deux frontières mouvantes, l’une correspondant à la ligne entre steppes eurasiennes et zones boisées d’Europe de l’Est, l’autre à la démarcation entre chrétientés orientales et occidentales.»
Cette seule phrase résume tout. Avec cet adjectif à la fois terrible et implacable pour se faire une idée juste: «mouvantes». L’Ukraine a, jusque-là, toujours été composée d’un ensemble de territoires qui n’était pas complètement fixé et figé. Serhii Ploky plonge aux racines de ce pays aujourd'hui agressé, promis à un avenir européen s'il parvient à repousser les assauts russes. Il nous décrit l’âme ukrainienne, comme le fait le journaliste Sébastien Gobert, dans son «Ukraine, héros malgré nous» de la collection l’Âme des peuples (Ed Nevicata).
Les guerres, plus fortes que leurs horreurs
Mais revenons aux guerres. Guerres territoriales en Europe. Guerres coloniales, puis guerres de la décolonisation. Guerre de sécession aux États-Unis. À chaque fois, nos pays du vieux continent ont encaissé les coups, mais ils n’en sont jamais sortis indemnes, tant s’en faut.
Une preuve parmi d'autres: le 20e siècle traumatisé par les deux guerres mondiales a échoué à rendre la guerre impossible. Elle est le côté sombre de l’humanité, celui qui toujours renaît malgré les normes, les règles, les accords de paix: «Le 20e siècle a tenté de briser ce cercle vicieux en finissant plus précisément que jamais les conditions juridiques des interventions militaires et les modalités de la documentation des crimes de guerre», analyse Sylvain Venayre. Juste. Mais la guerre vit sa vie. Elle nous échappe, car elle demeure un instrument incomparable de pouvoir.
J’ai appris dans ce livre que les Britanniques avaient inventé, lors de la guerre russo-turque de 1877-187, l'expression «Breakfast War»: la guerre du petit-déjeuner. «Cet événement producteur d’atrocités dont on prend vaguement connaissance le matin, en buvant son thé ou son café…», comme l’écrit l’auteur. Impossible de ne pas penser, en lisant ces lignes, à l’actuel conflit en Ukraine devenu notre pain médiatique quotidien.
Ceux qui instrumentalisent les guerres
N’oublions pas ceux qui instrumentalisent les guerres. Ceux qui savent les transformer en outils de propagande massive. Ceux qui en vivent. C’est pour cela que j’ai voulu ajouter un troisième livre à cette chronique.
«Les derniers jours de Staline» de Joshua Rubenstein (Ed. Perrin), est une enquête historique qui dit beaucoup du piège infernal que fut le système totalitaire soviétique, dont l’ex-officier du KGB Vladimir Poutine est un pur produit. Ce livre raconte la mort de celui que les communistes du monde entier vénéraient comme «le petit père du peuple». Il dit son agonie, du 28 février au 4 mars 1953, date officielle de sa mort annoncée à la population.
Kroutchev et Beria, face au cadavre de Staline
On retrouve tous les personnages qui l’entouraient alors, à commencer par Nikita Kroutchev, qui lui succédera, et Lavrenti Beria, son exécuteur en chef qui rêvait de lui succéder et fut fusillé le 23 décembre 1953. C’est juste passionnant. La peur règne à tous les étages du pouvoir soviétique. Ceux qui viennent arrêter Beria, l’ex-chef de la police secrète, originaire de Géorgie comme Staline, crèvent littéralement de trouille.
Le 4 mars 1953, Staline est mort, mais son fantôme est partout. Les immenses sacrifices de la population russe durant la guerre sont en arrière-plan. La propagande a gommé l’horreur, pour ne laisser que la peur comme instrument de pouvoir.
La paix, moins féconde que les guerres?
Ces trois livres disent combien les guerres sont nos passions les plus tristes et les plus terribles. Pour dire aussi combien la paix, elle, est paradoxalement moins féconde pour nos civilisations. C’est en tout cas l’avis de Sylvain Venayre. «Tout se passe comme s’il était plus évident pour les Européens d’être indifférents à la souffrance de leurs victimes» déplore l’auteur dans son introduction, avant de dresser le grand tableau des guerres menées au nom de la civilisation par les puissances.
La France, le Royaume-Uni, les États-Unis ont utilisé la guerre. Vladimir Poutine aujourd’hui, mène une guerre coloniale. «Nous sommes les spectateurs fascinés et velléitaires des souffrances des autres», juge l’universitaire français.
La morale est simple. Limpide. Et il faut la redire à l’heure de la guerre en Ukraine: la défense de la paix, coûte que coûte, n’est en est que plus indispensable.
À lire:
. «Les derniers jours de Staline», Joshua Rubenstein (Ed. Perrin)
. «Aux portes de l'Europe», Serhii Ploky (Ed. Gallimard)
. «Les guerres lointaines de la paix», Sylvain Venayre (Ed. Gallimard)