«Ceux qui ont versé des larmes de crocodile pour les civils massacrés dans la guerre de l'Ukraine et la Russie hier regardent aujourd’hui la mort de milliers d’enfants innocents en silence.» C’est avec cette phrase, directement adressée à ses alliés occidentaux, que le président Turc Recep Tayyip Erdogan a commencé, dimanche 29 octobre, son discours pour les commémorations du centenaire de la République crée le 29 octobre 1923 par Mustapha Kemal Atatürk.
Un dérapage? Non. Une surenchère calculée de la part d’un dirigeant d’un des plus grands pays musulmans au monde, persuadé d’être indispensable et incontournable. Voici les cinq raisons pour lesquelles Erdogan s’affiche désormais comme un ennemi calculé de l’Occident.
Erdogan parle à sa base musulmane
Le président Turc, âgé de 69 ans, a eu besoin d’un second tour pour se faire réélire à la tête de l’État, le 28 mai dernier, contre le candidat de l’opposition unie Kemal Kiliçdaroglu, âgé de 74 ans. L’héritier lointain de Mustapha Kemal Atatürk a donc toujours besoin de rallier à sa cause les électeurs et sa base politique islamo-conservatrice.
L’AKP, son parti, a été entaché par plusieurs scandales de corruption, et par les accusations d’un mafieux turc en exil, Sedat Peker. Or, deux thèmes fonctionnent toujours en Turquie, pour Recep Tayyip Erdogan. Le premier est la mise en cause des États-Unis, où vit le prédicateur honni de l’AKP, Fethullah Gülen.
Le second est la cause de l’islam mondialisé. La Turquie compte environ 70 millions de musulmans, sur ses 84 millions d’habitants. S’en prendre à l’Occident est surtout un bon moyen de faire oublier qu’Atatürk avait, en 1923, imposé la laïcité dans sa nouvelle République.
Erdogan veut faire oublier ses pas vers Israël
Quoi de mieux que de rejeter la faute sur les Occidentaux? En accusant ces derniers d’être quasiment responsables du conflit entre le Hamas et l’État hébreu, Erdogan fait oublier qu’il devait se rendre en Israël, après avoir rencontré le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu pour la première fois en septembre à New York.
Le 9 mars 2022, le Chef de l’État d'Israël Isaac Herzog s’était même rendu en Turquie, du jamais vu depuis 14 ans. Problème: ce rapprochement peut se retourner contre Erdogan, au moment où son opinion publique prend fait et cause pour les Palestiniens. L’urgence est donc de tirer un trait sur tout cela. Au moins provisoirement.
Erdogan veut des contrats et des milliards
Il fonctionne toujours comme ça. Dans chaque crise, le président turc cherche à maximiser son avantage. Cette position lui permet, tout en restant membre de l’OTAN, l’alliance atlantique dominée par les États-Unis, de ne pas appliquer les sanctions contre la Russie, d’être au cœur du jeu pour les exportations maritimes de céréales via les détroits de la mer Noire, et de tenir tête aux Européens, inquiets de nouvelles vagues migratoires.
Désigner l’hypocrisie occidentale, c’est aussi jouer la carte des pays du «sud global», où les entreprises turques cherchent des marchés, en particulier dans la construction d’infrastructures. N’oublions pas enfin que l’UE paie cher le maintien des migrants syriens en Turquie: 1,2 milliard d’euros en 2022 pour le soutien aux réfugiés et la gestion des frontières. Accuser l’Occident est un bon moyen de faire monter les enchères.
Erdogan a la Suède et l’Ukraine dans le viseur
Recep Tayyip Erdogan joue une partie d’échecs géopolitique. En dénonçant le «deux poids deux mesures» de l’Occident vis-à-vis de la population de Gaza, le président turc bouge deux pions. Il envoie un message à la Suède qui a longtemps été, en Europe, l’un des principaux défenseurs des Palestiniens, mais qui, depuis 2021, a rebasculé du côté d’Israël.
Or la Suède attend toujours la levée du veto turc à son entrée dans l’OTAN. Erdogan a signé, mais le parlement turc n’a pas ratifié. Autre sujet: l’Ukraine. En décembre, les 27 pays membres de l’Union européenne devront décider d’ouvrir, ou non, des négociations d’adhésion avec ce pays. Des négociations que la Turquie, elle, a entamées en 2005. Sans issue.
Erdogan veut faire oublier Atatürk
Erdogan ne veut garder qu’une image de Mustafa Kemal Atatürk: celle d’un homme fort qui a restauré la puissance de son pays, après l’éclatement de l’Empire ottoman à l’issue de la première guerre mondiale. Un grand leader de la nation, qui n’hésita pas à s’en prendre aux Kurdes et aux Arméniens, victimes d’un génocide en 1915-1916. Dans les faits, l’actuel président turc mène donc une politique de sape de l’héritage kémaliste qui mettait la laïcité au premier plan, garantie par l’armée. Laquelle a mené un coup d’État avorté contre Erdogan en 2016.
Attention toutefois, la bataille continue. «Le détricotage du kémalisme mené tambour battant par le pouvoir islamo-nationaliste, au profit d’un ordre moral et religieux, n’a pu remettre totalement en cause l’esprit de la République. L’armature légale et juridique à son fondement demeure», juge dans le magazine «Slate» l’historien François Georgeon, citant le Code civil turc inspiré du modèle suisse en 1926, celui qui a assuré l’égalité des hommes et des femmes devant l’héritage.