Les boissons alcoolisées, l’huile d’olive, les compléments alimentaires, le shampooing et les fruits frais. Non, ceci n’est pas le contenu du panier de courses de Yash Jayachandran, étudiante en master de psychologie à Brisbane, en Australie, mais bien… tout ce qui ne s’y trouve plus. La jeune femme de 23 ans, connue sur TikTok sous le nom AussiePsychStudent, a raconté tout cela dans plusieurs vidéos sur le réseau social. La première, diffusée il y a quelques semaines, a dépassé le million de vues.
Des centaines de milliers d’internautes se sont reconnus dans la description de la galère quotidienne de Yash Jayachandran, étouffée par la hausse du coût de la vie et le prix de son loyer. Les tendances #costoflivingcrisis («crise du coût de la vie»), #budget mais aussi #frugalliving (qui fait allusion à un mode de vie «frugal») et #savingmoney («économiser de l’argent») ont explosé, bien au-delà des frontières australiennes.
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Prôner un mode de vie plus raisonnable, voire décroissant
Depuis, Yash Jayachandran a donc développé le sujet dans de nouvelles vidéos. Expliqué ce qu’au contraire, elle n’allait pas abandonner sur l’autel de l’inflation (son abonnement à la salle de sport, entre autres), mais aussi parlé de ses jobs étudiants et des substituts moins chers de certains produits. Un peu partout dans le monde, des influenceurs donnent des conseils, décryptent un mode de vie plus raisonnable, voire minimaliste, quand il n’est pas carrément décroissant.
En Suisse, Janice Kerschbaumer est la créatrice de «Coach ton Budget». Un programme de formations payantes, déclinées sur la chaîne TikTok du même nom, qui doivent permettre d’apprendre à faire des économies. Ou plutôt, comme préfère le présenter la jeune femme de 28 ans, à «atteindre la liberté». «Je me suis rendue compte que la plupart des gens avec des problèmes d’argent sont cantonnés dans une vie qu’ils n’ont pas forcément envie de vivre, parce qu’ils n’ont pas les moyens d’en sortir.»
«Apprendre aux gens à mettre de l’argent de côté»
Elle-même a fait partie de ces jeunes qui n’arrivent plus à joindre les deux bouts. Arrivée en Suisse il y a dix ans après avoir vécu en France, Janice Kerschbaumer a d’abord entamé des études à HEC Lausanne. «J’ai arrêté parce que je n’avais pas assez d’argent et j’ai commencé à travailler dans une gérance en comptabilité.» Après une reprise d’étude en alternance, ce qui lui a permis d’assurer un revenu, elle accepte «un job très mal rémunéré dans une start-up très» parce qu’elle «aime le challenge». Résultat: impossible de mettre un centime de côté. Lorsque Janice Kerschbaumer double son salaire en changeant de poste, elle s’aperçoit qu’elle fait plus de choses, mais n’économise toujours pas. Et c’est là que lui vient l’idée de noter toutes ses dépenses dans un fichier Excel pendant neuf mois.
«Je suis tombée sur des livres, des vidéos sur Instagram, j’ai commencé à m’intéresser à la finance personnelle. Je me suis formée et j’ai commencé à investir en bourse», raconte-t-elle. Puis, c’est «le déclic»: «J’avais envie de lancer mon propre projet mais je ne savais ni quoi ni comment. Je me suis dit que j’allais apprendre aux gens à mettre de l’argent de côté et à s’enrichir.»
De l’optimisation au frugalisme
En janvier 2023, elle lance une formation payante, en cinq modules, qui doit permettre à chacun de mieux gérer ses dépenses. Pour en faire la promotion, elle se lance sur TikTok le mois suivant. Très vite, sa communauté grossit. En une semaine, elle compte 10’000 abonnés, puis 40’000 au bout de trois semaines et elle frôle les 90’000 en quatre mois. Avec pour objectif d’aider les gens à «optimiser» leur budget plutôt qu’à adopter un mode de vie complètement décroissant. «Je n’encourage pas à un mode de vie ultra-frugal mais plutôt à revoir certaines dépenses.» Une visite chez l’esthéticienne, des commandes Zalando trop fréquentes… Tout est une question de mesure, qui fluctue avec le temps. «Dans les douze prochains mois, je vais encore optimiser comment je dépense mon argent», confie Janice Kerschbaumer.
La jeune femme n’est pas la seule à avoir investi le terrain de la finance personnelle. Marc Pittet, le Vaudois derrière le blog «The Mustachian Post», vante lui les mérites du frugalisme pour pouvoir prendre sa retraite à 40 ans. Téléphonie, transports, vacances, restaurants, mais aussi bien sûr assurances et banques: il encourage à disséquer toutes ses dépenses, couper drastiquement en trouvant des solutions alternatives, mais aussi investir intelligemment pour se constituer une épargne importante.
En France, Raphaëlle, la jeune femme qui tient la chaîne «Mûre et noisettes», suivi par près de 100’000 personnes sur YouTube, dévoile des recettes à seulement quelques euros par repas, explique comment vérifier ses factures d’électricité, dévoile des astuces pour se passer de chauffage ou encore se lance le défi de ne rien dépenser pendant un mois.
«Les gens sont effrayés par la hausse des prix»
Ces contenus rencontrent un succès croissant parce qu’ils sont à la croisée de deux phénomènes. D’abord, celui de la prise de conscience écologique, avec une volonté de certaines personnes d’avoir une consommation plus mesurée et responsable. Ensuite, la nécessité absolue pour beaucoup de faire des économies, alors que les dépenses augmentent. Selon le sondage récemment réalisé par Blick avec l’Institut M.I.S. Trend, 17% des Romands sont obligés de puiser dans leurs économies ou de s’endetter pour boucler le mois. Ils sont 19% à ne rien mettre de côté, étranglés par les factures.
«Les gens sont effrayés par la hausse des prix», confirme Janice Kerschbaumer, qui reçoit régulièrement «des messages hyper alarmistes». «Les gens me disent qu’ils ont des dettes, ne s’en sortent plus. Je ne suis pas conseillère financière donc je les redirige vers les personnes compétentes. Mais je vois bien que les gens sont apeurés et c’est ce qui explique aussi que le succès des contenus autour de la finance personnelle se soit accéléré ces derniers mois.»
La jeune femme observe que son audience ne vient pas forcément chercher un conseil en particulier «mais plutôt un état d’esprit général». «On me dit que je parle d’argent sans mettre la pression, avec délicatesse. Les gens veulent être accompagnés, pas jugés dans ce qu’ils font. De la même manière que les femmes cherchent parfois des astuces pour perdre du poids, les gens vont chercher des astuces pour économiser. Sauf que ça ne s’apprend pas dans les magazines.»
Le paradoxe des réseaux sociaux ?
En étant vecteur de ces nouvelles tendances, les réseaux sociaux semblent prendre un virage à 180°. C’est sur YouTube et Instagram que les influenceuses ont longtemps percé en ouvrant des tonnes de colis Amazon ou en exhibant un mode de vie dispendieux. C’est encore là que s’affichent les amateurs et amatrices de voyages en jet privé et voitures de luxe. Les marques de fast-fashion, Shein en tête, ne misent que sur les réseaux sociaux pour s’assurer de la publicité. Récemment, Temu, autre chaîne chinoise ultra-low-cost, a fait une apparition fracassante avec des annonces envahissantes. Et TikTok était au départ une plateforme connue pour ses vidéos de gens en train de danser.
Pour Katie MacDonald, une Américaine qui a elle aussi partagé ses astuces pour économiser de l’argent sur TikTok, il n’y a pas forcément là de paradoxe. Peut-être même existe-t-il un lien de cause à effet. «Les gens en ont marre de la danse sur TikTok», explique-t-elle dans les colonnes du «Guardian». «Et on voit en ligne des célébrités qui font constamment étalage de leur richesse. C’est complètement hors de portée pour la plupart des gens.» Qui préfèrent donc se tourner vers des contenus plus sérieux et bien plus en phase avec leur situation personnelle.
Dans les messages et les commentaires de Janice Kerschbaumer atterrissent surtout des trentenaires. «C’est l’âge où on pense à avoir des enfants, à devenir propriétaire, donc c’est assez logique», analyse la fondatrice de «Coach ton budget». «Mais j’ai aussi parfois des gens plus âgés, 45 voire 50 ans, qui me disent qu’ils auraient aimé que j’arrive vingt ans plus tôt dans leur vie.»