Il en va des réseaux sociaux comme des mouvements populaires: il est toujours extrêmement difficile de prévoir leur succès ou leur échec. Lorsque TikTok est apparu sur le marché international des applications mobiles, en 2017, bien peu auraient pu prédire qu’elle serait, six ans plus tard, en passe d’atteindre les deux milliards d’utilisateurs. C’est pourtant chose faite: la plateforme spécialisée dans la production de courtes vidéos en comptait 1,7 milliard fin 2022 et engrange en moyenne 300 millions de profils supplémentaires chaque année.
Fin juillet 2023, la publication du «Digital Global Statshot Report», un rapport complet sur l’utilisation des réseaux sociaux dans le monde, a permis de mettre à jour quelques chiffres. Au total aujourd’hui, 11% de la population mondiale utilise TikTok pour accéder à du contenu d’information. C’est toujours moins que Twitter (12%) et Instagram (18%), mais le nombre de personnes qui déclarent s’informer sur ce réseau social est en plein essor: +60% par rapport à 2022. Sans surprise, cela concerne surtout les jeunes, avec une personne sur cinq âgée de 18 à 24 ans qui opte pour cette plateforme. Au niveau national, cela concerne 6% des Suisses.
Du «fentanyl numérique»
Mais une inconnue demeure: les effets, à plus ou moins long terme, de l’exposition à ce réseau social. Ceux d’Instagram ont déjà été démontrés: anxiété, déprime, mauvaise image de soi… la plateforme de photographies, qui compte désormais de plus en plus de vidéos, a été épinglée dans des sondages réalisés en interne par Facebook (propriétaire d’Instagram). Une étude scientifique, parue dans la revue «Eating Behaviors», a conclu que les femmes atteintes de troubles alimentaires étaient plus susceptibles de voir des contenus toxiques sur l’application. Qu’en est-il de TikTok?
En janvier dernier, Mike Gallagher, élu Républicain du Wisconsin aux États-Unis, s’est lancé dans une diatribe contre TikTok, comparant l’application à du «fentanyl numérique», du nom du puissant opioïde susceptible d’entraîner de graves addictions. Force est de constater qu’il n’a peut-être pas tort.
Passer plus de temps sur des vidéos plus toxiques
Le temps passé en moyenne sur TikTok est plus important qu’avec les autres applications: l’an dernier, les utilisateurs ont passé en moyenne 1h30 sur la plateforme, selon le cabinet d’analyse SensorTower. C’est presque deux fois plus que sur Instagram et Facebook, quatre fois plus que sur Snapchat. Or, «c’est problématique parce que plus les adolescents passent de temps sur les réseaux sociaux, plus ils sont susceptibles d’être déprimés», explique Jean Twenge, psychologue, au média CNN.
Le fonctionnement même de TikTok est en cause: l’application a développé un algorithme unique visant à proposer toujours plus de vidéos susceptibles de plaire à l’utilisateur, indépendamment de toute considération chronologique ou d’abonnement, par exemple. Or, les algorithmes des réseaux sociaux mettent en avant des contenus dits «extrêmes», qui suscitent plus de réactions. Autrement dit, les vidéos les plus susceptibles d’arriver sous les yeux des fans de TikTok sont les plus choquantes ou les plus polémiques.
C’est comme ça que des «TikTok challenge» arrivent régulièrement dans les tendances. Certains sont relativement inoffensifs, si ce n’est pour la dignité des personnes qui y participent (grimper sur des caisses en plastique ou reproduire la courbure des pieds de Barbie après la sortie du film de Greta Gerwig). D’autres nettement moins inoffensifs: sauter d’un bateau en marche ou avaler des antihistaminiques à la pelle, par exemple.
L’appartenance à une communauté
On touche là du doigt l’essence même de ce qui fait TikTok: la création d’une sensation de communion et d’appartenance. Les défis, et de manière générale la participation à une tendance sur le réseau social, permettent aux utilisateurs de faire partie du groupe. «Cela pousse à chercher l’attention d’une façon étrange et peu saine», analyse auprès du «Guardian» Michael Rich, pédiatre spécialiste dans l’observation des effets de la technologie sur les enfants à l’hôpital de Boston.
Paradoxalement, le même mécanisme est à l’origine d’effets plus positifs. Une influenceuse lesbienne nous expliquait récemment qu’elle avait pleinement accepté sa sexualité en partie grâce à TikTok. «Je suis tombée dans ce qu’on appelle le ‘TikTok lesb’, avec uniquement des vidéos de lesbiennes qui s’assumaient complètement et m’ont montré que c’était possible. Pour la première fois, je ne voyais que des filles qui me ressemblaient, qui s’habillaient comme j’avais toujours voulu m’habiller.» «La structure de TikTok autour de la communauté permet une découverte de soi et une écoute qu’on ne trouve pas dans les groupes traditionnels en ligne», confirment quatre chercheurs américains dans une étude qualitative récente sur les effets de l’application.
Quand l’algorithme balance du contenu nuisible
Mais les résultats de leur enquête sont très nuancés. «La page ‘pour toi’ [qui propose des vidéos calibrées pour l’utilisateur selon l’algorithme] est une locomotive qui encourage une interaction avec le contenu et la communauté, mais elle met aussi à disposition du contenu nuisible que les participants [à l’étude] ont le sentiment de ne pas pouvoir éviter.» Dans le détail, les personnes qui ont répondu aux chercheurs ont expliqué apprécier pouvoir voir le contenu de personnes qui leur ressemblent. Sur le sujet de la santé mentale en particulier, cela leur a permis de s’identifier, de reconnaître certaines de leurs problématiques chez d’autres et de se sentir moins seuls.
Mais l’algorithme ayant tendance à toujours vous montrer le même type de vidéo, cela peut devenir stressant et dangereux. Cette fameuse page «pour toi» finit par «inonder» les utilisateurs «de contenus traumatiques, qui plus est sans rapport avec leur expérience, et cela conduit à un sentiment de submersion», concluent les chercheurs.
Un manque de données précises
Les scientifiques pointent par ailleurs les risques non seulement de regarder ces contenus, mais aussi de les produire. De nombreux utilisateurs partagent leurs difficultés et leurs traumas passés en vidéo, ce qui peut effectivement être un moyen de les alléger momentanément. «Mais pour beaucoup de gens, révéler des abus ou des problèmes de santé mentale peut être traumatique et dangereux», avance le pédiatre Michael Rich. «Lors d’un travail clinique, on met en place un filet de sécurité pour ces révélations. Cela n’existe pas sur les réseaux sociaux.»
Tous les spécialistes s’accordent par ailleurs sur un élément: les recherches poussées et de grande envergure sur le sujet manquent. «Il faudrait que les législateurs et les plateformes investissent plus dans la compréhension des interactions entre l’humain et ces applications. On a besoin de plus d’informations», conclut Michael Rich.