C'est sans doute le plus royal des Suisses. Le chef soleurois et officier de l’Ordre de l’Empire britannique Anton Mosimann, connu pour avoir cuisiné pour la reine Elizabeth II, sa famille, ainsi qu'une multitude des grands de ce monde pendant plus de 40 ans, était de passage cette semaine au Bouveret (VS), où est exposée sa «collection» dans l'enceinte du Culinary Arts Academy Switzerland, école dont il est le Doyen honoraire. Aguiché par la rencontre avec cette célébrité suisse et la promesse d'y voir d'antiques grimoires de cuisine, Blick est allé y faire un tour.
Comme d'habitude, Anton Mosimann était vêtu d'un de ses inénarrables nœuds papillons et de ses chaussettes rouges, ses deux marques de fabrique. Ses couleurs, le rouge, le jaune et le noir, sont même rappelées sur l'épaisse moquette et sur les rampes des escaliers, me fait-il remarquer d'entrée. Cet infatigable collectionneur qui garde tout, jusqu'à sa première «contravention de dix francs pour un feu grillé» à vélo quand il était tout petit, entasse petit à petit ses trésors glanés tout au long de sa longue carrière, plus quelques dons et achats. Il en est aujourd'hui à 6000 livres de cuisine, 5000 menus, auxquels viennent s'ajouter des ustensiles, des photos, des œuvres d'art… Sa collection est en fait un grand musée, par ailleurs ouvert au public.
Du homard pour le dîner du roi Charles
Impossible de ne pas le questionner sur la visite actuelle du roi Charles et de son épouse Camilla, qui ont dîné la veille avec le président Emmanuel Macron et quelque 150 invités dans la galerie des Glaces du château de Versailles. Un faste que n'aurait pas renié le chef suisse, habitué aux grands banquets. Tourteau de casier et homard bleu, voile d'amandes fraîches en entrée par Anne-Sophie Pic, suivis d'une volaille de Bresse pochée et marinée dans du champagne par Yannick Alléno, ispahan de Pierre Hermé (un gâteau à la rose, framboise et litchi) pour le dessert…
Pour Anton Mosimann, peu de chance de déplaire au monarque avec un tel menu. «En amont de ce genre d'événement, les équipes de la famille royale donnent leur accord après avoir pris connaissance du menu proposé et des ingrédients. Rien n'est laissé au hasard: «Je me souviens d'un dîner préparé pour Georges Bush père durant lequel j'avais dû cuisiner aux côtés de trois policiers qui surveillaient chacun de mes gestes!», raconte-t-il.
S'il ne cuisine plus qu'occasionnellement pour le roi Charles III, Anton Mosimann le connaît très bien depuis quarante ans, comme en témoignent nombre de lettres qu'il a reçues de lui. «C'est un grand travailleur, très attentionné. S'il recevait 300 personnes dans sa ferme biologique [du domaine de Highgrove, qu'il a exploitée pendant 35 ans, ndlr], il serrait la main et prenait le temps de discuter avec tout le monde. À table, ce n'est pas quelqu'un de très difficile, il aime les choses simples.»
En témoigne une certaine quiche aux légumes célébrée lors de son couronnement, plat qui avait suscité bien des railleries. Anton Mosimann n'est pas de cet avis: «C'est un plat traditionnel qui avait été modernisé en le rendant végétarien, local et différent: pour moi, c'était une bonne idée». Soit.
De précieux manuscrits et des recettes millénaires
La visite de la collection se déroule sur plusieurs étages. Elle débute par un impressionnant tableau de chasse de célébrités royales, politiques et gastronomiques pour qui il a cuisiné, de la reine Elizabeth II à Charles de Gaulle en passant par Mikhaïl Gorbatchev et Donald Trump, Paul Bocuse et Joël Robuchon. Des centaines de photos en noir et blanc de lui et de ses illustres convives ornent les murs, comme autant de souvenirs.
Au-delà des chefs d'Etats, Anton Mosimann a pris la pose avec Kate Moss, Roger Moore, Pelé, Mohammed Ali, Naomi Campbell et beaucoup, beaucoup d'autres, qui donnent autant d'histoires qu'il ne manque pas de raconter. Il y a même une photo de lui serrant la pince au pape François, «un rêve devenu réalité» peut-on lire en légende sous le cliché, même si le chef regrette avoir dû se contenter d'une accolade sans avoir pu préparer le moindre dîner pour le souverain pontife.
Sur les murs pourtant déjà bien chargés, on découvre également des menus de diverses époques, servis lors de dîners plus ou moins prestigieux, du couronnement d'un tsar au repas de gala de la société suisse d'odontologie. On ne peut pas manger royal tous les jours, que voulez-vous.
Sur ses 6000 livres de cuisine, les plus précieux sont exposés dans des vitrines. Ici un exemplaire original d'un des livres d'Auguste Escoffier — un parmi plusieurs en sa possession —, là un manuscrit du célèbre «L'art culinaire» d'Apicius (sans doute l'un des plus anciens livres de recettes, compilé aux alentours du IVᵉ siècle).
Des pièces inestimables, écrites par d'illustres signatures de la gastronomie, mais sa favorite est une œuvre anonyme, un énorme grimoire daté de 1733, aux recettes somptueusement calligraphiées. L'ouvrage viendrait de la maison de Margaret Harley, duchesse de Portland au Royaume-Uni. «L'écriture, que j'imagine féminine, est magnifique. Ce livre est d'une extrême simplicité, il y a les ingrédients, les étapes, et c'est tout. J'en suis particulièrement fier, car il est unique, on ne le trouve nulle part ailleurs. C'est le genre de choses qui inspire la jeune génération et donne envie de percer dans le métier». C'est là l'objectif officiel de cette collection: en faire un carrefour de motivation et d’inspiration pour les étudiants et le grand public, gourmands des trésors de l'histoire culinaire.
Une ode à l'histoire de la cuisine…et d'Anton Mosimann
On touche cependant là aux limites de l'exercice, et on se souvient alors que plus qu'un musée d'art culinaire, il s'agit avant tout de la collection personnelle d'un homme. Un homme qui a certes marqué l'histoire de la cuisine, mais seulement un homme, aux ambitions colossales. Il lui fallait bien cela, lui qui a débarqué en 1975 dans le luxueux palace londonien Dorchester Hotel. Débauché par Eugène Käufeler, un autre chef suisse en place dans cet établissement depuis la Seconde Guerre mondiale, il a été propulsé grand chef d'une brigade forte de 132 personnes, alors qu'il n'avait que 28 ans. Il lui fallait bien cela également pour faire de cette adresse du quartier de Mayfair le premier hôtel-restaurant ayant décroché deux étoiles Michelin en dehors de la France.
Sous le vernis du gentil chef suisse qui ne crie jamais en cuisine, on découvre peu à peu un compétiteur acharné, une machine à gagner les concours – et à le rappeler – comme en témoignent ses 50 médailles d'or obtenues durant sa carrière ou ses nombreux diplômes honoris causa de diverses universités.On sent qu'il aime gagner, mais aussi être félicité, reconnu, comme si les fourneaux l'attirent finalement tout autant que les projecteurs. «Le roi Charles a dit que j'étais un héros», se congratule-t-il en montrant une des lettres exposées sur un mur.
A côté, il reste même un peu de place pour accueillir ses trophées de lutte suisse, gagnés vers l'âge de 14 ans. «Premier, premier et deuxième, pas mal non?» Il dit ça, mais je suis sûr qu'il regrette de ne pas avoir gagné une troisième fois.
The Mosimann Collection
Route Cantonale 51a, Port-Valais
Ouvert au public les mercredis