Des carottes, des patates, de la betterave… En plus du combo traditionnel salade-oignons, c’est une ribambelle d’autres légumes, crus, grillés ou cuits, qui me sautent aux papilles quand je prends ma première bouchée de Gemüse-kebab (littéralement «kebab aux légumes»), au quai Ernest-Ansermet 2 à Genève.
Inventé en 2006 à Berlin par le maintenant culte Mustafa Gemüse Kebab, le concept d’un kebab à la viande auquel on ajoute des légumes à profusion afin de le rendre plus sain a depuis fait des petits en Europe, à Paris et à Genève. Et le moins qu’on puisse écrire, c’est qu’entre les puristes du salade-tomates-oignons et les amateurs de sa version plus végétale, l’idée d’un kebab bourré de légumes divise.
Un concept importé de Berlin
Curieuse de comprendre cette petite révolution qui agite la cuisine turque depuis une quinzaine d’années, je rencontre Romain et Yohann, deux amis d’enfance, qui ont importé cette idée berlinoise il y a bientôt deux ans. Ils m’accueillent dans leur restaurant Alles Gut! au bord de l’Arve et me servent immédiatement leur menu «classique» : un pain pita garni de légumes cuits fondants, de morceaux de poulet cuit à la broche, de feta fraîche et de classique sauce blanche. À ce mélange déjà débordant de saveurs, Yohann et Romain me proposent d’ajouter une sauce piment bien relevée et du houmous. Pour une revisite, c’est une revisite.
L’idée est venue directement de la source: gros consommateur de kebabs traditionnels, Romain a pris ses habitudes à Berlin durant un séjour Erasmus. Sa visite chez Mustafa Gemüse Kebab a été «une petite révolution» pour lui qui avait l’habitude des kebabs d’ici, qui ne sont «pas toujours qualitatifs et pas incroyable gustativement parlant». Yohann et lui ont se sont tout de suite dit qu'il serait «génial d’importer ça à Genève». Quelques années et péripéties plus tard, le projet a pris forme et les deux compères ont pu ouvrir leur restaurant.
Mais bouleverser le kebab n’a pas été de tout repos. Les deux amis évoquent très vite les doutes qu’ils ont eus au départ: «On ne se sentait pas légitimes d’ouvrir un kebab alors que nous ne sommes d’origine turque ni l’un ni l’autre. En plus, on n’avait aucune expérience de la restauration».
S’ils avouent sans gêne que ces angoisses sont encore présentes, ils assument désormais de faire un kebab assez distant de ses origines traditionnelles: «La clientèle est différente. La broche est là, la viande dans le pain est là, donc pour nous c’est un kebab, mais on a beaucoup revisité la recette classique.» Romain et Yohann ont basé cette interprétation du kebab sur des valeurs écologiques durables: leurs produits sont quasiment à 100% locaux, ils travaillent avec des légumes de saison — ce qui amène des changements réguliers à la carte —, se fournissent en vrac et effectuent leurs livraisons à vélo.
«Bien sûr que c'est bobo!»
Je ne sais pas vous, mais mon expérience du kebab n’a pas toujours été glorieuse et, je l’avoue, a souvent eu lieu vers 4 heures du matin dans des endroits plus ou moins recommandables. Alors je me permets d'asticoter les deux amis : un kebab aux légumes à deux pas de l’université avec un concept durable, ça ne ferait pas un peu bobo? «Bien sûr que si. On le sait bien, surtout avec notre kebab saisonnier, qu’on réalise en partenariat avec des chefs. Un kebab aux asperges en deux façons par exemple, ça ne parle pas à tout le monde.»
Au moins, c’est assumé. «Le gemüse Kebab est né pour s’adapter aux demandes des Berlinois. En faisant un kebab avec des produits locaux, on en crée un qui ressemble à Genève et à la demande du moment. La broche du Moyen-Orient est aussi présente dans les tacos français. Avec le temps et en fonction des pays et des cultures, le concept de base s’adapte aux couleurs locales».
Selon eux, leur version classique à la viande est donc bien un kebab, et le fait d’y apporter d’autres ingrédients met en valeur le produit sous toutes ses formes: «On n’a pas forcément la même clientèle, donc on est plutôt dans l’optique de populariser le kebab plutôt que d’empiéter sur la version traditionnelle», conclut Romain. Les clients en terrasse, eux, sont unanimes: «Je ne pourrais pas retourner à un kebab normal. J’ai l’impression de me faire plaisir sans manger quelque chose qui va m’éclater le bide!»
Pas que des convaincus
Si pour les deux amis le Gemüse kebab était donc une évidence, du côté des autres kebabistes genevois, le concept a eu du mal à convaincre, se rappelle Yohann: «Avant de nous lancer, on a contacté des gérants de kebabs à Genève et on leur a proposé de revoir leur concept et leur image pour créer une sorte de Gemüse kebab. Les gens nous écoutaient cordialement mais étaient très peu intéressés à changer leur modèle.»
Dans les autres kebabs genevois, le concept intrigue. Une employée d’un kebab populaire à deux pas de l'université répond catégoriquement: «Le kebab, c’est salade, tomate et oignons». Preuve en est le sandwich dans lequel elle est en train de croquer. «Les légumes, le chou, tout ça, ça ne va pas ensemble.» Son collègue tempère: «on voit que les gens mangent de plus en plus végétarien, beaucoup de femmes surtout. Pour ça, on a le sandwich falafel que les gens aiment bien. Le fait qu’ils veuillent revisiter le kebab? Cela ne me pose pas de problème».
Izzy, du restaurant Zem, rappelle qu’historiquement, la définition du kébab n'est pas si exigeante que cela: «À la base, c’est de la viande et du pain ou des galettes. Donc s’ils ont ça, c’est un kebab.» Qu’en est-il alors de la fameuse version vegan ou végétarienne? Izzy fait une pirouette: «On peut appeler ça sandwich kebab végétarien!» Bon.
Une cible devenue plus élitiste
A l'heure du bilan, une question subsiste: le Gemüse Kebab, innovation bénéfique ou appropriation honteuse? Pour Nicolas Godinot, conservateur des sciences de la nature à l’Alimentarium de Vevey, cette évolution n’est en tout cas pas surprenante: «On observe exactement la même chose qu’avec les burgers il y a quelques années. Un plat de street food pratique, pas gourmet de base mais qui a été revisité pour en faire une version améliorée.» Selon lui, la transformation du kebab suit une tendance à adapter la culture populaire en «la ré-enchantant avec un retour qualitatif, au local et à l’éco responsable.»
Vise-t-on le même public en bouleversant un produit classique de A à Z? «Non, la cible change nettement. On est probablement davantage sur des jeunes urbains professionnels ou des étudiants. Il s’agirait d’un public plus élitiste qui veut manger fast food tout en étant en accord avec ses valeurs.» On pourrait dire un peu l’inverse du Tacos français, version moins ambitieuse qui consiste en une galette fourre-tout où s’entassent la viande, les frites, les crudités et le fromage.
En ce qui concerne l’appellation «kebab», le spécialiste n’est pas catégorique. «C’est la même interrogation que pour la pizza! Une pizza hawaïenne est-elle vraiment une pizza? Voilà de quoi ouvrir un débat endiablé, mais qui reste dans le registre de l’anecdote amusante.»
Si l’art de la pizza napolitaine est désormais inscrit sur la liste du patrimoine immatériel de l’UNESCO, la méthode de fabrication d’un kebab est plus floue et moins ancestrale. «Le kebab s’est répandu dans plusieurs cultures et sociétés et en fonction de leurs valeurs respectives la recette s’est donc adaptée», m’explique Nicolas Godinot. Ce qui rejoint les explications de Yohann et Romain sur leur concept taillé pour les modes genevoises.
L’expert abonde: «Ce que je trouve particulièrement intéressant, c’est ce renversement de valeurs dans le nom même de l’enseigne. Plutôt que d’avoir un nom qui se concentre seulement sur le kebab, on met en avant le mot Gemüse, on se positionne vraiment avec une offre principale pleine de végétal, à l’inverse de la restauration classique où l’offre végétarienne est l’option parfois un peu cachée. C’est une bonne idée marketing qui est bien amenée et dans l’air du temps».
Le kebab mais aussi d’autres produits issus de la street food populaire sont donc des plats susceptibles de passer par d’autres formes à l’avenir, aussi longtemps qu’il y aura des cuistots pour se les approprier. Alors si vous passez par le pont des Acacias en ayant un petit creux, n’hésitez pas à vous arrêter pour goûter la version Alles Gut!
Gemüse Kebab
Quai Ernest Ansermet 2
1205 Genève