Des coupelles en inox débordant d’herbes aromatiques, des pains indiens cuits la veille dans sa cuisine, des ustensiles qui le matin encore se trouvaient dans un tiroir de son appartement: sous ses doigts agiles, la mise en place de Zuri Camille de Souza a des airs de plan de travail de restaurant.
Et pourtant, nous sommes ici dans l’entrée de DEEP, un petit coffee shop de Marseille, où la cheffe a réuni quelques tables pour s’improviser un stand devant l’entrebâillement de la porte d’entrée. En ce printemps de confinement, la plupart des restaurants ont baissé leurs rideaux. «J’ai lancé Sanna (ndlr: son service de traiteur) pendant le confinement, quand le resto pour lequel je travaillais a fermé. C’était un besoin de continuer à faire quelque chose, de trouver mon chemin et de comprendre plus profondément pourquoi je cuisine», se souvient la cheffe.
De bouche à oreille et de réseaux en réseaux, Zuri Camille de Souza a pu se construire ces deux dernières années une nouvelle cartographie du métier, dans laquelle le restaurant fixe n’est plus la norme. «C’est une chance que de pouvoir choisir ses projets. La cuisine est quelque chose de très intime pour moi, d’où l’importance de pouvoir trouver des lieux où je me sens bien et des gens qui me comprennent», raconte-t-elle depuis Rome, où elle est actuellement en résidence à la Villa Medici. Une expérience enrichissante qu’elle n’aurait pas pu vivre si un contrat la tenait liée à un établissement fixe.
Avec la création de sa propre structure, la cheffe née en Inde du Sud d’un père catholique originaire du Kenya et de Goa et d’une mère hindoue de Pune et de Bombay, se découvre un terrain de jeu propice à l’exploration d’une cuisine plus personnelle — en témoigne ces excellents pakoras, le snack indien par excellence qui prend la forme de légumes frits dans une pâte à tempura à base de farine de pois chiche, à tremper dans une sauce tamarin-fenouil doucement relevée.
Faire à manger sur le voilier de son compagnon, s’inviter dans les cuisines du restaurant Livingston le temps de quelques dîners en pop-up, nourrir les convives d’un stage de yoga ou ceux d’un mariage dans le Verdon… Zuri Camille de Souza chérit cette «liberté de cuisiner dans des contextes différents».
Un nouveau modèle de cuistot
Ces dernières années, le modèle du «cuistot hors les murs» s’est largement démocratisé. Faut-il y voir l’envie pour les femmes de rompre avec un rythme trop effréné, la lassitude de courber l’échine dans l’ombre d’une cuisine, le désir de s’exprimer au-delà du cadre limitant d’une brigade ou encore le besoin de fuir le harcèlement ainsi que les violences sexistes et sexuelles trop souvent présents dans les organisations hiérarchiques?
Peut-être un peu tout cela à la fois. Lorsqu’un nouveau modèle naît, c’est souvent qu’un autre s'essouffle. Avec des conditions de travail éreintantes et des salaires trop bas, le secteur de la restauration peine à rester attractif. Depuis la pandémie, il souffre même d’une pénurie de main d’œuvre, et nombreux sont les restaurateurs à se demander où ont bien pu partir les commis d’hier.
«Personnellement, je ne suis pas devenue indépendante par désir d’indépendance mais plutôt par besoin de travailler différemment. Quitte à faire un nombre d’heures insensé, ne pas être bien payée, être constamment fatiguée… autant le faire pour moi et construire quelque chose!», lance Zélikha Dinga. Comme Zuri Camille de Souza, cette pâtissière basée à Paris a choisi de «se lancer en indé» à la faveur du confinement, d’abord avec la vente et la livraison de cookies maison, «un modèle pas rentable que j’ai finalement arrêté», puis du catering.
Après plusieurs prestations pour des marques de mode, Zélikha Dinga est aujourd’hui sollicitée pour la patte esthétique qu’elle propose à travers son studio culinaire créatif Caro Diario — avec, pour signature, des gâteaux sobres et chic, tantôt pleins de crème fouettée, tantôt délicatement recouverts d’un glaçage sur lequel trônent des fruits confits, pédoncules vers le haut. «C’est très valorisant de pouvoir exprimer sa liberté créative. En amour propre, on gagne bien plus que dans l’anonymat d’une cuisine», reconnaît la pâtissière.
Devenir sa propre cheffe
Dans un secteur où il y a presque autant de femmes que d’hommes mais où les postes à responsabilités restent largement occupés par les messieurs, la voie de l’indépendance devient le moyen le plus rapide d’être… sa propre cheffe. Et de rompre avec un climat de stress dans lequel blagues graveleuses et remarques virilistes côtoient violences sexistes voire sexuelles. À force «d’être trop fatiguée pour se sentir en compétition avec d’autres» ou «trop en décalage pour être amusée par un certain humour», Zélikha Dinga «a été tentée de créer quelque chose à [son] image» et «il se trouve qu’aujourd’hui, presque toutes mes collaboratrices sont des femmes».
Mais la confiance en soi n’a pas été instantanée. «Au début, j’avais le syndrome de l’imposteur, je me demandais si j’étais assez mûre pour monter mon propre business. Mon expérience passée en cuisine me permettrait-elle de proposer des choses abouties? Puis j’ai compris qu’en réalité, on est toujours en formation continue. Aujourd’hui, je suis encore constamment en train de faire des essais en cuisine, me documenter dans les livres de recettes, regarder des tutos sur Internet…»
Des phases de recherche et développement rendues possibles grâce au fait que «tout réajustement est toujours facile dans mon quotidien puisque je n’ai pas de fonctionnement défini ni de boutique à ouvrir à horaires fixes. Bien qu’il m’arrive de devoir refuser certains projets faute de pouvoir disposer d’un labo dans la minute, je trouve confortable le fait de ne pas devoir payer un loyer tous les mois.»
De l'école Ferrandi à «Top Chef»
La flexibilité administrative et l’absence de frais fixes est aussi ce qui a pu séduire Chloé Charles, cheffe indépendante très engagée dans l’écologie en cuisine. En 2016, l’ancienne seconde de Bertrand Grébaut chez Septime à Paris a été la première à inaugurer les cuisines de Fulgurances. Ce lieu pionnier des résidences de chefs et cheffes vient de fêter son dixième anniversaire, après avoir vu défiler pas moins de 26 cuistots différents devant ses fourneaux.
Après son passage dans cet incubateur à jeunes chefs, Chloé Charles revoit pourtant son jugement: «Longtemps, mon objectif a été d’ouvrir un restaurant avant mes 30 ans. Mais j’ai réalisé que tenir un établissement, c’est extrêmement chronophage», raconte la diplômée de l'école parisienne Ferrandi, qui a fait ses armes dans de prestigieuses maisons (L’épi Dupin, L’Astrance ou encore Agapé Substance). «Pas d'emprunt, pas de local, pas de salariés: ça laisse plus de marge de manœuvre pour voguer d’un projet à un autre et avoir plus de temps pour sa vie familiale», met en avant Chloé Charles, qui alterne aujourd’hui entre cuisine et consulting, «deux activités qui, dans ma pratique, se nourrissent l’une l’autre».
Comme souvent chez celles et ceux qui deviennent chefs volants, l’aventure commence par une prestation privée. Pour celle qui est cuistot depuis dix-sept ans, «ça a été les 70 ans du mari de la mère d’une copine». Ont alors suivi deux dîners pour la maison de luxe Chloé. Depuis, la cheffe est passée par la case «Top Chef», «une expérience qui m’a permis de gagner une visibilité supplémentaire, ça a été un petit coup de boost pour mon activité».
La dimension économique reste néanmoins un volet assez confidentiel. «Par exemple, j’ignore ce que les autres facturent…», admet Chloé Charles. Être indépendante revient parfois à devoir faire de la pédagogie à propos des prix pratiqués. «Sur des dîners privés à domicile, il m’est arrivé de devoir expliquer pourquoi le prix par convive ne peut pas être aussi compétitif qu’au resto. Pour 8 ou 15 personnes, il y a un temps de préparation incompressible dédié à chaque élément, de l’amuse-bouche au dessert. Or, contrairement à un établissement, je ne peux pas faire d’économie d’échelle», précise Zélikha Dinga. Dans sa spécialité à mi-chemin entre la cuisine et le set design (notamment dans ses prestations pour l'industrie de la mode), le processus créatif exige du temps et de nombreux allers-retours avec le client, pas toujours très rémunérateurs.
La revanche sur le plafond de verre masculin
Reste que l’essor de ce statut inédit, très largement embrassé par des femmes, rime avec la revanche des talents qui tournent le dos à un système trop rigide, masculin et souvent conservateur. Cette nouvelle manière d’exercer sonne le glas d’un entre-soi jusqu’alors présenté comme un horizon indépassable.
Cheffe indépendante «reconvertie dans la cuisine il y a six ans après un court passage dans le milieu de la mode», Marie Vial a ainsi pu apprendre le métier «sur le tas et sur le tard», s’amuse-t-elle. Après avoir ouvert et tenu avec son conjoint une épicerie de quartier à Bruxelles dans laquelle elle proposait de la petite restauration, la cheffe vit aujourd’hui à Marseille et forme un duo de goals volants avec sa binôme et amie Betty Droin. Dernière belle expérience en date: travailler au Drum, le restaurant de la Fondation Luma à Arles, aux côtés de la cheffe Céline Pham, pionnière des carrières en solo.
Projet après projet, les cheffes volantes inventent leur parcours hors des clous de la restauration classique, le dos tourné à la course aux étoiles Michelin, et tracent ainsi leur route dans ce qui a tout d’un pied-de-nez aux établissements plus conventionnels restés hermétiques à toute féminisation et tout rajeunissement de leurs équipes. À la vitesse (très lente) à laquelle le milieu de la restauration s’ouvre à plus d’inclusivité, parions que ce contre-modèle… deviendra vite un modèle à part entière.