La rédaction romande de Blick vient de lancer sa rubrique dédiée à l'actu Food.
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Avant de lire cet article, vous avez bien mérité un petit carré de chocolat. Prenez votre temps, concentrez-vous sur ce que vous ressentez. Ne reculant devant aucune expérimentation, je déguste moi-même un délicieux Ragusa Noir en rédigeant cet article, et ce qui me vient en premier à l’esprit, c’est que j’aurais dû retirer le papier, mais passons.
Après une futile résistance de l’enveloppe chocolatée viennent le moelleux et le crémeux du praliné, puis le croquant de la noisette. Et alors que tout se mêle dans la bouche, c’est le sucré qui me monte à la tête. Mon hypothalamus exige d’en manger un autre, je lui dis que ça suffit, et alors que je déglutis, la sensation laisse place à la subtile amertume du chocolat noir, rapidement suivie par des notes odorantes de cacao et de noisette torréfiée qui m’accompagnent pendant quelques instants, fugaces reliquats d’une expérience quasi jouissive.
Le parent pauvre de nos cinq sens
Et oui, tout ça avec une bouchée! Comme souvent, ce sont souvent les expériences les plus simples qui soulèvent le plus de questions. Car le goût est encore une terra incognita, un sens considéré mineur qui n’a historiquement jamais intéressé la médecine. «Comparé à l’audition ou la vision, les connaissances sur le goût sont très limitées», confirme Julien Hsieh, médecin ORL de l’unité de Rhinologie-Olfactologie aux Hôpitaux universitaires de Genève.
La preuve: vous voyez ce fameux schéma pour écoliers montrant une grosse langue rose divisée en quatre ou cinq régions, chacune avec ses propres papilles gustatives responsables de la perception d’une saveur de base (sucré, salé, etc.)? Il est faux! On sait aujourd’hui que les papilles et leurs récepteurs sont présents partout sur la langue. Enfin à peu près: si l’on perçoit l’amertume d’une bonne bière IPA à l’arrière de la bouche plutôt que sur la pointe de la langue, c’est parce que les récepteurs à l’amertume y sont plus nombreux. Toujours est-il que cet exemple rappelle que la connaissance des saveurs est encore embryonnaire. La cinquième d’entre elles, l’umami, n’a d’ailleurs été découverte qu’au XXe siècle, c’est dire.
N’en déplaise aux ancêtres des médecins, le goût est tout sauf un sens mineur. «Perdre le goût peut entraîner isolement social et déprime, c’est un handicap que l’on retrouve aussi lors d’une perte de l’ouïe», assure Julien Hsieh. Il nous est indispensable, autant pour apprécier un chocolat que pour nous renseigner sur le monde chimique qui nous entoure. Pour un peu mieux le comprendre, et pourquoi pas, mieux profiter de ce que l’on mange, rentrons un peu dans les détails.
Le goût, ce faux-ami
Si nous pouvons ressentir de quelconques sensations en mastiquant tel ou tel aliment, c’est parce que cette capacité nous a permis depuis les origines d’informer notre cerveau sur la présence en bouche de certains composés chimiques. «La saveur sucrée informe sur l’apport énergétique d’un aliment, l’amer et l’acide alertent sur sa toxicité, le salé permet de réguler l’équilibre minéral de l’organisme et l’umami renseigne sur la composition protéique des aliments», énumère Nicolas Godinot, neuroscientifique et conservateur de l’Alimentarium à Vevey (VD).
Dissipons un malentendu: en langue française, le goût est un mot trompeur. Il renvoie aussi bien au sens général et synthétique du goût, éveillé lorsqu’on a un aliment dans la bouche, qu’à ce qu’on appelle un peu à tort le goût des aliments, qui est «une combinaison de la gustation, qui détecte les saveurs, et de l’olfaction, qui détecte les odeurs», éclaire Nicolas Godinot. Oui, car les odeurs font partie du goût. Vous suivez toujours?
Les sens de l’odorat et goût sont intimement liés, comme on en fait l’agréable expérience en humant le fumet s’échappant d’une marmite, ou quand on perd parfois cruellement le goût en cas de simple rhume. «Perdre l’odorat, c’est perdre la majeure partie du goût», confirme Julien Wen Hsieh. «Sans la participation de l'odorat, il n'y a point de dégustation complète», disait d’ailleurs en 1825 Jean Anthelme Brillat-Savarin, l’illustre auteur de «Physiologie du goût».
La cause? Le nez contient des récepteurs olfactifs capables d’identifier mille milliards de molécules odorantes, tandis que la langue ne peut officiellement détecter que cinq saveurs dites fondamentales: le sucré, le salé, l’amer, l’acide et l’umami. Même en les combinant à loisir, cela ne suffit pas à nous faire apprécier l’immense variété des goûts qui sont dans la nature. Autrement résumé, pour réellement percevoir le goût d’un plat, odeurs et saveurs sont indispensables.
Avec la langue, mais pas que...
Déguster mon Ragusa Noir ne s’est évidemment pas limité à une combinaison de ces cinq saveurs: le croquant de l'enveloppe chocolatée et des noisettes, le praliné tout mou ont été détectés par mes dents. Mon palais et mes joues ont clairement senti ce petit film gras. Autant de perceptions différentes qui ne sont ni des odeurs, ni des saveurs, mais relèvent de capteurs différents.
Certaines de ces sensations sont dites trigéminales, car associées au nerf trijumeau. Situé dans le palais, le nez et la mâchoire, ce nerf est notamment responsable de la perception de la fraîcheur de la menthe, ou encore des piquants. C’est de sa faute si l’on a la moutarde ou le wasabi qui montent au nez, ou si vos lèvres vous semblent brûler à cause d’un piment oiseau fulgurant.
Le goût est enfin influencé par nos autres sens. La vue nous donne envie de goûter ce bon gros hamburger qu’on voit passer à la télévision, l’ouïe excite nos papilles lorsque l’on entend la douce mélopée d’un ragoût qui mijote ou le tintement des verres à l'heure de l'apéro… Parfois les associations sensorielles sont carrément stupéfiantes. Vous avez tous entendu parler de la madeleine de Proust, lorsque le goût du petit gâteau fait chavirer les pensées de l’auteur et le renvoie à des souvenirs d’enfance…
Au-delà des cinq saveurs
Bref, le goût est un sens complexe et intrigant, qui mêle perception de l’environnement et plaisirs gourmands. Ce qui fait dire à certains que la vision des cinq saveurs de base est dépassée. «Chacune possède des systèmes récepteurs spécifiques: un récepteur pour le sel, un pour l’acide, quelques-uns pour le sucre, etc.», justifie Nicolas Godinot.
«Ces cinq saveurs, c’est du baratin: c’est comme dire qu’il n’y a que cinq notes sur un piano», contredit Hervé This, physico-chimiste français spécialiste du goût et partisan d’embrasser les saveurs dans leur complexité. Il y a autant de sucrés qu’il y a de sucres sapides et de personnes qui les goûtent, chacune ayant un ressenti unique, impossible selon lui à délimiter avec seulement cinq saveurs. «Il faudrait parler des sucrés, des acides, des salés, des amers, etc.», plaide-t-il.
Il n'a pas tort: la science pourrait même identifier de nouvelles saveurs fondamentales. Récemment, plusieurs équipes ont ainsi mis en évidence des récepteurs responsables de la saveur du gras, contredisant le fait que les acides gras seraient insipides. D’autres estiment que la langue percevrait la saveur du calcium. Cela ne serait pas stupide: ce minéral étant essentiel à la survie, l'évolution pourrait avoir sélectionné des récepteurs capables de l'identifier. Ces travaux et les discussions qui s'ensuivent prennent du temps avant d'officiellement adouber de nouvelles saveurs. Ils permettront, peut-être, d'autoriser de nouvelles trouvailles culinaires ou de mettre au point des substituts au sucre ou au gras.
Car le goût est aujourd’hui associé à certains troubles du comportement alimentaire. Aux temps préhistoriques, ce sens était indispensable à la survie. L’homme l’a ensuite apprivoisé pour en faire un instrument de son plaisir. Jusqu’à en devenir parfois la victime? De quoi illustrer en tout cas le fait que le goût est sans doute celui de nos sens qui nous rend le plus humain. «Les animaux se repaissent, l'homme mange», Brillat-Savarin l’avait déjà compris!